"Mademoiselle Baudelaire" est le surnom que le Charles, le poète, donne à Jeanne Duval, comédienne et possible lorette, sa muse, sa maîtresse, son héritière putative même.
C'est aussi l'héroïne sulfureuse d'un très bel album de BD de 160 pages réalisé par Yslaire.
De Jeanne Duval, la vraie, on ne sait pas grand chose. Sinon qu'elle fréquentait le cercle de dandys de Baudelaire, qu'elle lui inspira certains de ses plus beaux poèmes, et que, victime tant de sa condition que de son origine mulâtre, elle fut qualifiée de « Vénus noire » et cordialement détestée par la mère de son amant. D'elle ne reste que ce qu'en disent les lettres de Baudelaire, une photo non authentifiée de Nadar, un tableau de Manet, et quelques dessins réalisés par le poète.
De leur relation tumultueuse restent huit poèmes inoubliables, fruits de l'attirance ambivalente que Charles avait pour elle, lui qui, entre élation et expiation, la plaçait sur un piédestal comme muse et voyait en même temps en elle l'essence pure de l'animalité : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme ? ».
Yslaire, grand admirateur du poète, raconte la vie de Baudelaire à travers le regard – fictif – d'une Jeanne Duval qui aurait écrit une lettre à la mère de Charles après la mort de celui-ci en 1867. Une lettre dans laquelle elle raconte autant Charles que le couple toxique que lui et elle formaient.
Au fil de cette longue missive, Yslaire raconte, de manière très documentée, la vie bohème du poète, alors même qu'il imagine en grande partie les détails de la relation que celui-ci entretient avec Jeanne.
Fils orphelin de père, exclusif avec sa mère et antagoniste de son beau-père qu'il méprise, le jeune Charles fait la connaissance de Jeanne en 1842. Elle aurait été la maîtresse de Nadar, l'un des membres de la petite clique que fréquente Baudelaire et dans les rangs de laquelle on compte aussi Théodore de Banville, Gérard de Nerval, ou Théophile Gautier qui l'initie au haschich au sein du Club des Haschichins ; dans ce cercle, on ne valorise guère Jeanne, coupable d'être femme autant que mulâtresse et on peine à comprendre la durée et l'intensité de la relation que le poète entretient avec elle. Lui-même la comprend-il ? Le propre d'une passion n'est-elle pas d'être subie ?
Les années passent, denses et souffrantes, toujours.
Baudelaire, obsédé par les exigences de son dandysme, dilapide l'héritage de son père au point qu'il finit par être placé sous tutelle. Une situation qu'il vit si mal qu'il fait un tentative de suicide précédée de l'envoi d'une lettre par laquelle il donne ses « biens » à Jeanne Duval.
Du début à la fin, sa dépression est constante ; l'ennui sur son crâne incliné plante et maintient son drapeau noir. Rien ne l'en guérit jamais.
Opium et laudanum, ses compagnons d'infortune, sont les piètres viatiques de son malaise existentiel, autant que les antalgiques de la syphilis qui le torture durant les trente dernières années de sa vie et qui finit par le tuer.
Il a beau écrire des critiques, participer aux barricades de 1848 et fonder un journal républicain à la vie brève, traduire Poe en français, rien ne vient vraiment et la misère est toujours son lot.
Et le temps passe encore. De Nerval se suicide en 1855. Ses autres proches (Nadar, Gautier, Courbet, entre autres) rencontrent célébrité et reconnaissance alors que lui vit toujours à la cloche de bois, forcé de déménager régulièrement pour fuir ses créanciers, obligé même à s'exiler un temps dans une Belgique qu'il détesta profondément.
Même la parution des Fleurs du Mal, son grand œuvre, en 1857, n'est pas une consécration. Si certains louent ses poèmes, d'autres vont jusqu'à douter de sa santé mentale, et l'ouvrage fera l'objet d'un procès pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Le livre sera amputé pendant des décennies de six textes et Baudelaire, condamné, devra payer une forte amende. Il n'aura jamais l'occasion de réaliser l'édition définitive des Fleurs du Mal dont il rêvait.
Sa vie se termine dans une maison de santé, rendu presque grabataire par les phases finales de la syphilis.
C'est une histoire très triste que raconte Jeanne Duval à la mère du poète. Une histoire de dépression, d'addictions, de misère lancinante et de rêves inaboutis. L'histoire d'un « poète maudit », sans la moindre ombre d'un doute.
C'est aussi la relation entre le poète et sa muse qui est racontée ici, même si, pour d'évidentes raisons, elle est en partie imaginée. Yslaire rend une place à une Jeanne Duval qui avait largement disparu dans les brumes de l'Histoire. Il en fait une femme aussi forte qu’intelligente, ange et démon de Baudelaire comme lui le fut pour elle. Il ne pouvait y avoir ni paix ni banalité pour deux personnalités aussi atypiques dans la société du XIXe siècle.
Pour raconter cette histoire, Yslaire use d'une grande quantité de styles différents, variant les cadrages, les techniques, les zooms. Il travaille sur plusieurs palettes chromatiques restreintes – proches des palettes Zorn – qu'il agrémente parfois de couleurs vives parasites dans le but de créer un effet de focus par contraste. C'est très réussi, très brillant, tout sauf académique ; Baudelaire aurait apprécié. C'est aussi très sensuel, voire sexuel, definitely NSFW.
"Mademoiselle Baudelaire", fond et forme, est une véritable œuvre d'art, le chef d'œuvre d'Yslaire sans doute.
Mademoiselle Baudelaire, Yslaire
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