"Le Premier Souper" est le premier roman d'Alexander Dickow.
C'est une épopée mythique qui oscille entre l'outrance rigolarde d'un Rabelais
et le sens du décalage politique d'un Swift, entre le fantastique filigrané
des Rémy dans
Les soldats de la mer
et l'imagerie gore d'un Barker qui projetterait ses fantasmes hors de cercles
restreints jusqu'à pervertir la Terre entière.
C'est aussi un texte constitué en partie d'extraits d'un roman,
Le Premier Souper, écrit en 1927 (avant ou après quoi ?) par
Ronce Albène, un grand intellectuel modéré dont on verra qu'il paiera tant sa
modération que la rédaction même de son livre. "Le Premier Souper" de
Dickow est l'histoire du Premier Souper d'Albène et celle des réalités
qui permirent (ou imposèrent) son écriture.
En ouvrant "Le Premier Souper", lecteur, tu entreras dans trois mondes
décrits par flashes
(rythme de l'épopée évoquant de très grands événements à l'aide de
personnages récurrents qu'on voit progresser d'un épisode pertinent pour le
récit au suivant)
:
-
d'abord un monde désolé dans lequel se confrontent les mineurs et les
habitants de l'Ouvert,
-
puis un monde embrumé où, de la brume même, surgissent des monstres
extra-dimensionnels qui s'en prennent à la chair des vivants,
-
enfin, l'empire aurède, une civilisation au bouquet antique écartelée par
une guerre entre orthodoxie et hérésie.
Premier monde, les mines, au cœur du désastre environnemental.
On y trime durement et on y meurt. On y mange littéralement des cailloux,
modifiés qu'on est par une opération visant à réduire les coûts de nourriture
des mineurs
(abaissant ainsi plus que Ricardo ne l'a jamais rêvé le « salaire de
subsistance » et augmentant d'autant la plus-value extraite), pour le plus grand bien des profits des propriétaires de la mine.
Dehors vivent les Ouverts
(des « loups », relativement aux « chiens » de la mine), des
non-prolétaires même pas dignes d'être exploités. Plus libres certes mais
vivant encore plus mal, privés qu'ils sont même du piètre réconfort qu'offre
le viatique minéral des mineurs exploités.
Car c'est d'exploitation (au plein sens marxiste) qu'il s'agit, d'une
exploitation qui, une fois « dévoilée », ne peut conduire qu'à la révolte puis
à la révolution (qui, on le verra, « n'est pas un dîner de gala »). Un
monde plus juste naîtra peut-être, mais au prix de combien de violence ? Et de
compromissions ? – ce qui est pire.
Ceci Ronce Albène l'a vu ou su, il le narre dans un passage du
Premier Souper.
Deuxième monde, le conflit dans les brumes.
Un univers vaguement médiéval, rationnellement administré. Quand survient
l'incroyable : on y est attaqué par des monstres de l'au-delà qui arrachent
littéralement la chair vivante pour se sustenter et s'en vêtir afin de
s'incarner. Des monstres idéels capables de martyriser la chair au nom de la
supériorité de l'Idée sur la matière, une certitude qui se trouve coïncider
avec les intérêts bien compris d'eux-mêmes qui la professent et la
nourrissent.
Des décennies de guerre, de victoires puis de défaites, de relations de plus
en plus étroites, d’interconnaissance croissante qui jamais ne vainc ni
l’hostilité ni les préjugés, utilisée qu'elle est à obtenir d'éphémères
avantages stratégiques. Et pourtant il y a une attirance, mais elle ne
parvient jamais à passer une forme métaphorique de « barrière des espèces ».
Crise coloniale qui ne dit pas son nom et ne se révèle que dans le discours, «
civilisateur ».
Ceci Ronce Albène l'a vu ou su, il le narre dans un passage du
Premier Souper.
Troisième monde, l'empire aurède, l'univers de Ronce Albène.
La règle y est l'autophagie, pilier et fondement de la religion d'Etat de la
Sainte Victime ; s'y ajoutent une reproduction mitotique et l'obligation
morale de pratiquer l'alimentation en privé, hors de la présence de tout
spectateur. Quand apparaissent puis se multiplient les citoyens allophages –
des plus tranquilles herbivores jusqu'aux odieux « cannibales » en passant par
les déjà très douteux carnivores – la cité perd sa cohésion et il est temps
pour les tenants de l'orthodoxie d'anéantir les hérétiques. Intrigues
politiques, machinations et complots, tout est fait pour aller vers un local
Incendie du Reichstag qui permettra de déchaîner toute la rigueur de
l'orthodoxie avec l'aide et l'assentiment des foules scandalisées.
Guerre de religion, guerre de résistance à la modernité aussi.
Jusqu'à la régénération, avec l'aide intéressée des barbares aux marges, comme
décrit en d'autres temps par
Ibn Khaldoun.
Ceci Ronce Albène l'a vécu, il le narre – en partie – dans un passage du
Premier Souper.
Si dans le premier monde le « pouvoir en place » ne peut pas détruire son «
ennemi » sans entraîner sa propre chute, dans le deuxième c'est envisageable
si rationnellement utile, et dans le troisième
la guerre d'extermination
est inévitable car aucune société ne peut avoir deux sources différentes de
légitimité ni, pour parler comme l'autre, deux superstructures concurrentes
(c'est le fondement même de ce « monopole de la violence légitime »
qu'aujourd'hui chacun – devenu philosophe politique amateur – met à toutes
les sauces, notamment les plus ratées).
Tout serait tellement plus simple si on acceptait de
« se laisser engloutir par les autres » jusqu'à ne faire plus qu'un,
comme le préconise le mutique préfacier du Premier Souper d'Albène.
Mais comme c'est difficile.
Pas plus de détails ici. Il faut dévorer "Le Premier Souper" pour en
découvrir les personnages, tous finement croqués bien que chacun n'ait que peu
de pages à se mettre sous la dent. Il faut le lire comme on mange avec les
doigts pour en tirer la substantifique moelle. Il faut le lire pour profiter
jusqu'à l'indigestion d'une écriture terriblement inventive, qui multiplie les
styles et abreuve le lecteur d'images aussi audacieuses que bien troussées,
lui permettant ainsi d'entrer sans peine dans des mondes, au premier regard,
aussi étrangers au sien qu'il est possible de l'être.
PS : l'auteur remercie Damasio, artisan de mondes. Tu me connais, lecteur,
alors tu comprendras à quel point "Le Premier Souper" doit être bon
pour qu'après avoir lu ce remerciement j'ai écrit, enthousiaste, cette
chronique.
Le Premier Souper, Alexander Dickow
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