Milieu du XXIe siècle. Norma est une très vieille dame qui fut écrivaine, quand on écrivait encore des livres. Elle n'attend plus que la mort. Pas celle que la société a prévu pour elle après un dernier séjour, obligatoire, dans une de ces maisons de retrait où des androïdes bienveillants veillent sur les plus de 80 ans jusqu'à leur dernier souffle. Non, une mort à la date de son choix (Norma a déjà gagné 10 ans hors maison en acceptant le retrait de sa puce santé), suivie d'une incinération qui permettra à ses cendres d'être mêlées à celle de Charly, son défunt mari dont elle conserve précieusement l'urne et à qui elle parle quotidiennement.
Mais la société est en train de la rattraper, et Norma ne doit un dernier sursis avant déménagement vers la maison de retrait (ou, si elle parvient à intriguer à sa guise, suicide) qu'à la proposition d'une étudiante de l'interviewer pour le réseau UniversiTube afin qu'elle raconte aux jeunes générations ce qu'était une vie au temps de la Grande Insouciance qui a précédé l'enfer environnemental dans lequel elles se débattent.
"Et nous aurons l'éternité" est un roman d'anticipation de Catherine Fradier. C'est en fait trois romans en un : une dystopie climatique, une lettre d'amour à la littérature et au roman, un pamphlet politique.
Sur la dystopie climatique, Fradier fait le boulot avec sérieux. Même esquissé de loin à travers les yeux d'une femme qui ne quitte plus l'appartement de la maison collective qu'elle occupe dans le Sud de la France, le monde est visible du lecteur, dans son horreur hélas possible.
Qu'on observe, navrés, le monde de Norma. Températures caniculaires constantes, pandémies récurrentes, pollution plastique ou aérosol, effondrement des écosystèmes, pénurie d'eau, etc., Fradier charge à mort la barque, on se croirait chez JM Ligny. Si on y ajoute la nourriture à base d'insectes ou de méduses, on n'est pas loin de Harry Harrison. A ce tableau ne manque plus que l'effacement de la plus grande partie du Net pour cause d'économies d'énergies, et c'est un monde sans mémoire et chiche en connaissances qui s'offre au regard. Un monde dans lequel nul n'aimerait vivre ; ça tombe bien, l'espérance de vie a drastiquement chuté, même pour les « chanceux » qui ne sont pas parqués dans des camps de réfugiés surpeuplés.
La lettre d'amour à la littérature est clairement l'angle aussi réussi qu'émouvant du roman.
Racontant sa vie, Norma l'entremêle de toutes ces vies qu'elle n'a pas vécu physiquement mais que les romans lui ont offert de vivre dans sa tête et son cœur. De fait, confrontée à une intervieweuse inculte – au vocabulaire restreint en dépit de ses grades universitaires – qui s'avère dès l'abord aussi méprisante envers son goût des livres qu'agressive envers toute la génération qu'elle représente, offerte en spectacle à un auditoire uniquement préoccupé d'émotions simples et de rebondissements, Norma joue avec un monde qui ne peut plus la comprendre en lui livrant comme autobiographie un mélange improbable de Proust, Tolstoï, Madame de la Fayette, Steinbeck, Slimani (!). Une vie inventée qui ravit son auditoire au point que les séances succèdent aux séances sans que jamais personne, dans ce temps d'inculture assumée, n'identifie les œuvres d'où sont tirées les péripéties de la « vie » de Norma.
Sa propre vie, sa vraie vie, c'est dans son dernier roman – écrit sans espoir de publication – qu'elle la met, en poussant sa mémoire dans ses derniers retranchements pour exhumer des vérités enfouies qu'elle « partage » ensuite avec Charly. Sa vie physique, sa vie observable, fut faite d'un amour paisible et de joies simples. Une vie finalement banale, mais une vie enrichie et embellie par les centaines de vies autres que lui offrit la littérature pour l'emmener ailleurs, dans d'autres lieux, d'autres temps, d'autres têtes, d'autres passions. Les lecteurs comprendront. Les autres...ne savent pas ce qu'ils ratent.
Cette extension du domaine du soi, le monde de Norma, un monde où les livres ont été détruits, comme tant d'autres choses, économies obligent, ne peut plus le comprendre. C'est un monde qu'on pourrait excuser en invoquant la nécessite première de survivre, mais quelle erreur ce serait. Quelle régression ce serait d'entrer dans un monde d'où toute vie de l'imaginaire aurait été bannie, alors même que c'est dans un monde atroce qu'elle est la plus nécessaire, la poésie des camps l'a prouvé.
Dans ce monde sans mémoire qui croit vivre en ne faisant que survivre au jour le jour, Norma parvient néanmoins à transmettre sa passion à son petit voisin, Anil, un enfant de réfugié aussi muré dans un silence permanent que littéralement passionné par les très nombreux livres que Norma a pu conserver jusque là. Même s'il semble ne s'intéresser qu'aux récits concentrationnaires. Qui le lui reprocherait quand le monde entier est devenu un camp à ciel ouvert ?
Tout espoir n'est donc pas perdu, même s'il est ténu. On croise même Pierre Bordage et Aïssa Lacheb, en vieux amis qui tentent de conserver allumée la flamme.
Le pamphlet politique, en revanche, n'est guère convaincant, voire inquiétant.
Fradier dénonce à juste titre l'inaction climatique des générations dont nous sommes. Elle met en scène une forme de dictature climatique, conduite par de mystérieux Climate Warriors massivement soutenus par les jeunes, sans oublier de signifier que les ultras riches ont, eux, grâce de l'extrême richesse, trouvé des solutions de repli hors de monde en abandonnant la plèbe à son triste sort.
Tout ceci est bel et bon. Mais le système politique qu'elle décrit n'est jamais clair, on comprend juste qu'il est brutal et inégalitaire. C'est court au point d'être peu compréhensible. D'autant que ça a déjà été dit, et mieux, par d'autres. Et jamais les choses ne deviennent plus explicites, si ce n'est qu'il y a des méchants, des très méchants, des malheureux insouciants et vains, et des très malheureux qui ne sont que ça. C'est court comme sociologie. Il y a aussi, bien sûr, des Forces qui font tenir le tout en obligeant à obéir. Et des Résistants qui résistent pour la liberté. OK.
Et puis il y a quelques pages (222 et s., 254, par exemple) d'une grande naïveté convenue, au ton et aux analyses situés quelque part entre un café du commerce antisystème et le périodique de Sud Education. On est loin des discussions entre O'Brien et Smith (puisqu'on parle de livres).
Et il y a surtout cette page 194 dans laquelle est affirmée comme une révélation la théorie du « grand désherbage » humain dont je pensais que seule une Pinçon-Charlot devenue sénile et quelques agités du bocal de la même eau la prenaient au sérieux. Sans compter les LEUR, ILS, etc...
Je sais que l'auteur n'est pas son personnage mais ici, vu le statut des locuteurs concernés dans le roman, et a fortiori dans un texte publié par la maison d'édition de Juan Branco, j'ai du mal à ne pas additionner deux et deux pour trouver quatre.
Naïf, convenu, simpliste, voire dangereux. Quel dommage de ne pas s'en être tenu à l'inquiétude climatique et à l’amour passionné de la littérature qu'on sent si fort dans le livre lorsqu'il ne se pique pas d'analyse politique ratée.
Et nous aurons l'éternité, Catherine Fradier
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