Fin du XIXe siècle. La France – et pas qu'elle – se passionne pour le
spiritisme et autres fadaises spiritualistes ; réaction presque inévitable
d'un peuple en quête d'une nouvelle spiritualité après que Nietzsche lui eut
annoncé la mort de Dieu. Rien d'étonnant alors à ce que, dans ce marigot
informe, mijotent tant monstres que satanistes. Rien d'étonnant non plus à ce
que le monde artistique cherche un au-delà/ailleurs à percevoir d'abord puis à
représenter ensuite ; romantisme, symbolisme, décadentisme se succèdent et
s'entremêlent dans la quête d'un altertopos à accès réservé qui tournerait
délibérément le dos à la réalité sordide du siècle dans laquelle les
naturalistes se vautrent sans vergogne comme des chiens truffiers dans une
chênaie.
Dix ans après la fin de la Commune de Paris, dans le Paris de la IIIe
République, les idéaux égalitaires ne se concrétisent guère. Et alors même que
la période est nommée « La belle époque », c'est la fête, certes, mais pas
pour tous. La ville est un entrelacs d'artistes plus ou moins en cour, de
banquiers, de politiciens, d'urbanistes. Mais il y a aussi, à côté et sur les
mêmes trottoirs, les pauvres, artisans, ouvriers, chiffonniers, plus ou moins
politisés et/ou orphelins de la Commune. A côté encore, les femmes, à leur
place spéciale. Soumises à des règles strictes de déplacement si elles sont de
haute condition, à la violence des hommes parfois, à l'adoration des artistes
qui en font des muses sans jamais oublier de les mettre dans leurs lits, elles
sont toujours considérées comme indignes d'être écoutées, comme des êtres
fragiles aux talents structurellement inférieurs et aux capacités tant
physiques que nerveuses quasi inexistantes ; d'où leur exclusion de bien des
cercles, picturaux notamment – la Femme est peinte, la Femme ne peint pas.
Dans ce monde scintillant - si on est du bon côté de la barrière - se croisent et
se reniflent hommes enrichis, leaders politiques, aristocrates survivants,
peintres, poètes, phénomènes, anarchistes, ex-communards, danseuses,
demi-mondaines, ouvrières, grisettes, prostituées à temps plein.
Dans ce monde vit Mallarmé, « le prince des poètes », un homme respecté,
introduit dans tous les milieux, qui tient salon les mardis avec le gratin de
la vie artistique parisienne. Mais ce que peu savent, c'est que, derrière la
façade du club littéraire, Mallarmé dirige en fait – en Mycroft Holmes local –
la lutte coordonnée des artistes (et des artistes, vous en croiserez beaucoup dans le recueil) contre les forces sataniques ou monstrueuses. Mais
ici les enquêtes relèvent moins du police procedural que de recherches fondées
sur l'intuition, les liens ténus, les correspondances, les symboles ; c'est
logique.
Adorée Floupette raconte cette lutte par l’entremise de quatre auteurs. Adorée
est un hommage à l'Adoré Floupette qui, pastichant en 1885 le décadentisme
contribua à le définir ; elle trace le même sillon en redonnant vie à un genre
tout d'excès et de rebondissements feuilletonesques. Elle s'assure juste de
donner une bien meilleure place aux femmes ainsi que de rappeler le contexte
socio-politique – sans excès larmoyant, et c'est heureux.
L'étrange Chorée du Pierrot blême (Léo Henry), un texte aussi trépidant
que son titre, balade son lecteur à travers Moulin rouge et Chat Noir entre
danseuses et phénomènes jusqu'aux souterrains des compagnies de gaz lampant
d'où surgit une menace fongique inédite. Dynamique et vif, drôle même avec son
évocation rigolarde de Hadji-Lazaro, le texte est plaisant ; on pourrait lui
faire un tout petit reproche : celui d'abuser de cabochons littéraires au
risque d'en devenir clinquant.
L'effroyable affaire des souffreuses (Raphaël Eymery – dont on voudrait
savoir ce que son pseudo doit au nom de Rachilde) est le plus décadent de
tous. Un fou enlève des filles prépubères pour leur faire subir un traitement
pire que la mort. Un groupe de poètes est sur ses trousses. Mais comment
lutter contre l'anti-puberté quand on est soi-même amoureux de la pureté
virginale des petites filles ? Fond et forme captivent.
Coquillages et crustacés (luvan) nous invite dans le Paris cosmopolite
avec aristocrate russe et pauvre antiquaire juive. Ici, le lucre des puissants
se nourrit de ses propres enfants pour invoquer les démons familiers des
mythes slaves. Un texte hélas qui, à trop vouloir faire érudit et complexe, en
devient peu plaisant à lire, d'autant que sa narration hachée n'aide pas non
plus.
Les plaies du ciel (Johnny Tchekhova) est à la fois le plus politique
(avec de faux airs du Zombies de Romero) et le plus sage dans sa forme, même
s'il s'autorise quelques moments presque steampunk rappelant Spring-Heeled Jack. Au fil de la course effrénée contre une terrible malédiction, il dit
encore une fois les inégalités et le surplomb de classe, la place subalterne
dans laquelle se morfondent les femmes, et même le côté petit bourgeois d'une
figure de l'anarchisme telle qu'Octave Mirbeau ou le conservatisme paternel
d'un Alexandre Mallarmé.
L'ensemble fait revivre avec brio une époque révolue et fascinante, en
adoptant plutôt bien le vocabulaire suranné de celle-ci et en rendant
explicites les contradictions d'une société qui voulait l'égalité sans la
faire, admirait les femmes comme de fort beaux objets à chérir ou baiser, et
dissertait ad nauseam sur la beauté sans jamais sembler voir la misère et la
crasse présentes devant ses yeux.
Les Affaires du club de la rue de Rome, Adorée Floupette
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