Les amateurs de comics connaissent forcément Garth Ennis. Ils savent de lui que c'est un tough bastard, auteur de quantité de séries plus violentes et trash les unes que les autres, sans oublier une bonne dose d'ironie de d'irrévérence.
Créateur de Preacher, Hitman, ou The Boys, entre autres, Ennis intervint aussi sur Punisher ou Judge Dredd, et créa la scandaleuse série Crossed.
Il est ici, avec "Rover, Red, Charlie", dans un registre à la fois familier et différent.
L'Apocalypse a eu lieu. Les humains, on ne sait jamais pourquoi dans le comic, sont devenus fous et se sont entretués jusqu’au dernier. Restent les animaux, nouveaux possesseurs du monde après la disparition de ces sapiens qui voulaient en être les maîtres. Pour les chiens, la transition est rude. Habitués, élevés, (d)évolués pour vivre à côté de l'homme et au service de celui-ci, les chiens se retrouvent perdus, comme amputés de sens. "Rover, Red, Charlie" raconte les tribulations de trois de ces chiens en quête de sens que les hommes ont laissés derrière eux.
Le trio canin créé par Ennis est constitué de Rover, un Basset Hound, le sage du groupe, de Red, un Setter Irlandais, le plus courageux mais aussi le moins futé, et de Charlie, un Border Collie entraîné comme chien d'aveugle, le plus intelligent de la bande si l'on en croit les deux autres.
Seuls dans une ville en proie au chaos, les trois chiens se lancent à la recherche d'humains, d'êtres vivants, donc, qui leur diraient à nouveau « quoi faire », et leur permettraient ainsi de se comporter à nouveau comme de vrais chiens c'est à dire comme des êtres obéissants à des maîtres. Mais force est de constater que d’humains il n'y a plus. Quoique... Une rumeur prétend qu'il y en aurait encore, loin, très très loin, près du Plus grand plouf, dans la direction où le soleil se couche. Les trois compères s'exfiltrent donc de la ville et partent en direction du soleil couchant vers le mythique Plus grand plouf ; un voyage de New York à San Francisco qui leur fait traverser une terre dévastée où, faute de trouver des hommes, ils se trouveront en tant qu'êtres libres.
"Rover, Red, Charlie" est un comic animalier très réussi. En effet, ici, aucune parodie de l'humanité, aucune allégorie présentant sous des traits bestiaux des archétypes humains. On n'est ni chez La Fontaine, ni chez Orwell, c'est tant mieux – et on s'épargne aussi les animaux british qui prennent le thé dans la campagne anglaise.
Ce sont de vrais animaux qu'Ennis met en scène, avec de vrais réactions d'animaux et de vrais problèmes d'animaux. Il tente ainsi de donner tort à Wittgenstien qui affirmait : « Un lion pourrait parler, nous ne pourrions le comprendre ».
Le vocabulaire d'abord. Les chiens s'expriment dans un langage limité et imagé qui décrit quand il ne peut nommer. Ainsi, les humains sont des nourrisseurs, les étendues d'eau des ploufs, les chats des cracheurs, les frigos des boites à froid, etc. Les chats, plus intelligents, ont un vocabulaire plus étendu et accès à des mots que les chiens ne maîtrisent pas.
La compréhension du monde et des événements. Très limitée. Les humains, devenus fous, sont morts. Pourquoi ? Comment ? Qu'en déduire ? Rien de clair. Une chose est sûre : retrouver des humains serait bien, ça libérerait les chiens d’une liberté dont ils ne savent trop que faire.
Les préoccupations donc. Retrouver des nourrisseurs, d'abord et surtout. Aider les nourrisseurs et/ou les chiens. Mais aussi, bien manger, bien boire, courir dans les herbes et les sentir sous son ventre, s’entre-renifler le cul, monter une femelle croisée qui ne s'en offusque guère, et surtout marcher droit et ensemble vers le plus grand plouf et les nourrisseurs. Et ceci alors même qu'au fil du chemin et des expériences le lustre des humains va progressivement se ternir dans l'esprit des chiens.
Les trois compères parcourent un monde scarifié de stigmates sanglants, dernières traces de ses précédents « propriétaires ». Il en découvre l'immensité et y croisent d'autres chiens, tous différents dans leurs motivations comme dans leur appréhension de la nouvelle réalité, jusqu'à un chien militaire qui attend à son poste et sans inquiétude des instructions qui ne viendront jamais ou un molosse que les traitements subis des mains d'humains ont rendu fou de perversité.
Mais le monde n'est pas que de chiens. Ils y ont aussi affaire à des chats, plus intelligents, plus retors, et au vocabulaire plus étendu, qui tentent de faire des chiens des proies avant de considérer que, dans un monde ouvert, ils ne valent même pas l'effort. A des poules, dont il est facile de faire de bons repas sans qu'il soit besoin de « brûler » la viande, une de ces habitudes humaines que les chiens ne comprennent guère. Et à quantité d'autres animaux qui se mangent ou...se mangent.
Leur amitié, leur courage, leur foi en la réussite de leur aventure seront mises plusieurs fois à l'épreuve, mais je m'autorise un minor spoil ici pour dire qu'in fine l'objectif sera atteint, même si de lourds sacrifices seront nécessaires. Au terme de leur périple, les chiens auront compris qu'ils sont libres, qu'ils peuvent maintenant se gouverner eux-mêmes sans attendre que des humains leur disent « quoi faire ».
Ennis détrompe ici, après Wittgenstein, Aristote qui faisait des « esclaves par nature » des êtres à qui la liberté pèserait comme un fardeau.
Il est parfaitement secondé dans son entreprise par Dipascale qui livre un beau travail graphique et réussit à créer des chiens – et d'autres animaux – qui soient expressifs sans être caricaturaux.
Rover, Red, Charlie, Ennis, Dipascale
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