Sortie chez Urban Comics du tome 1 de l'Intégrale "Promethea" d'Alan Moore et JH Williams III.
Ve siècle. Promothea, une petite fille égyptienne doit fuir dans le désert pour échapper aux sectaires chrétiens qui viennent assassiner son père, un magicien que le culte voue, littéralement, aux gémonies. Là, elle est sauvée par les dieux, qui l'emmènent hors du monde physique, dans l'Immateria, le monde spirituel de l'imagination où résident les histoires.
Sur Terre, les histoires sont « captées », par les poètes, les rêveurs, les artistes, et transmises à l'humanité sous forme sensible. C'est donc par l'entremise de ceux qui n'ont pas fermé leur esprit à l'imagination que les idées platoniciennes que sont les histoires deviennent des choses que perçoivent nos sens. Or, toute matière est précipitation et chute dans la matière, et bien rares sont ceux parmi les humains qui ont encore accès à l'Immateria. Aux artistes de tous poils on peut seulement ajouter les enfants et les fous.
Parmi les premiers, Moore en imagine cinq (huit en fait car trois forment des « couples ») qu'il raconte dans une préface comme s'ils avaient vraiment existé. Charlton Sennet (Anna), Margaret Taylor Case, Grace Brannagh (Marto Neptura), William Woolcott, Steven Shelley (Barbara). Chacun de ces « récipients » apporta Promethea au monde, en l'écrivant ou en la dessinant. Chacun s'y lia assez fort pour permettre une incarnation et donc, concrètement, une apparition terrestre de l'idée de Promethea. Mais c'est bien dans l'Immateria que Promethea réside, sous la forme multiple de ses incarnations successives.
Futur proche (dans une ville SF/dysto). Sophie Bangs est une étudiante qui doit faire une dissertation sur Promethea, sujet qu'elle a choisi car l'histoire de ce personnage fictif qui passe d'un créateur à un autre sans logique discernable la fascine. Pour cela, après avoir fait quelques recherches, elle va interviewer Barbara Shelley, la veuve du dernier dessinateur en date de « l'énigme du folklore » comme l'appelle Moore. Mais l'interview tourne mal. Barbara, comprenant que Sophie creuse vraiment son sujet, coupe court à l'entretien et la met en garde contre ce que pourrait provoquer ses recherches.
Sur le chemin du retour, Sophie est attaquée par une « ombre » qui tente de la tuer, et c'est une Barbara qui semble en savoir long qui sauve la jeune fille au prix d'une grave blessure pour elle-même. Ce n'est qu'en invoquant Promethea en elle, sur les instructions de Barbara, que Sophie parvient à mettre en fuite l'ombre et à sauver la vie de sa compagne d'infortune.
Elle pénètre alors dans un monde dont elle ignorait tout (comme nous tous ; même toi, lecteur) et découvre qu'il y a vraiment plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toute la philosophie.
Menacée par une secte millénaire et ses alliés démoniaques, elle doit tenter de survivre, et pour commencer apprendre auprès de ses sœurs l'usage des quatre vertus qui lui serviront d'armes, Compassion, Raison, Matière, Volonté.
Avec Promethea, Moore (aidé de JH Williams III qui, présent sur la totalité du run, fait un travail remarquable de puissance expressive dans un style très moderne) livre une œuvre aussi spectaculaire dans son déroulement que politique dans ses implications.
Monde matériel vs. Idées vs. Ames, ces trois niveaux de l'existence sont trop souvent coupés les uns des autres ce qui cause le malheur humain. D'abord parce que le monde matériel est corrompu par le la fétichisme de la marchandise (comme aurait dit l'autre), le propriétarisme, le consumérisme, etc.
Attaché par des chaînes de sa fabrication au monde de la matière, l'humain aurait perdu l'accès aux niveaux supérieurs des Idées et de l'Ame. D'autant que la Raison le coupe aussi de l'imagination. Elle qui prétend pouvoir mettre le monde en coupe réglée et compréhensible enferme de fait l'humain dans le désenchantement wéberien et encourage une illusion de contrôle qui ne conduit qu'à l'hybris.
Contre l’enchaînement à la glaise, Moore préconise une révolution prométhéenne. Il faut apporter la lumière à l'humanité, lui révéler les autres aspects de la réalité afin qu'il cesse d'être prisonnier de la seule dimension matérielle. Un « cadeau » que Prométhée paya bien cher d'avoir voulu le faire aux humains. Le prix de la liberté.
Car le message de Moore est résolument anarchiste (et ce message passe mieux, je trouve, que dans V for Vendetta qui cédait à la facilité de la dystopie sérieuse). Rien au-dessus de la liberté, et celle-ci implique de s'affranchir des fausses idoles pour accéder librement à tous les aspects de l'existence et définir ses propres valeurs, en pleine conscience. C'est l'apocalypse que Promethea doit apporter à l'humanité. C'est pourquoi elle est combattue par ceux que la peur terrasse.
De plus, le personnage de Moore s'appelle Prométhea et c'est une femme. C'est par une femme, le plus enchaîné des humains, qu'adviendra l'apocalypse. C'est donc à un renversement de la tradition héroïque qu'invite aussi Moore en nous donnant à espérer que Promethea réussira là où Prométhée échoua.
De plus, Promethea, devenue une idée, s'incarne dans au moins quatre formes féminines. Sophie pensera, une première dans l'histoire humaine, à les invoquer ensemble pour qu'elles potentialisent leurs pouvoirs complémentaires. Le quatuor, monument vivant de sororité féministe, vainc les démons envoyés pour une héroïne seule, et c'est la force de l'union qui est illustrée ici (les Sham 69 ne chantaient-il pas If the Kids are United ?).
Mais "Promethea", ce n'est pas que ça. C'est aussi une ville tentaculaire et dystopique dans laquelle évoluent les personnages. C'est aussi des plans supérieurs à n'en plus finir, superbement illustrés par Williams. C'est une parodie caustique (on sait ce que Moore pense des comics de super-héros) du Joker et des Quatre Fantastiques. C'est un maire incompétent aux 42 personnalités (dont certaines ont aussi des personnalités multiples). C'est un hymne à la raison tempérée par l’imagination. C'est un hommage amusant aux dessinateurs contre les simples écrivains. C'est aussi un peu de bullshit tantrique, un peu de Crowley, et une bien jolie histoire du monde racontée par les tarots. Plus une séquence bug de l'an 2000 qui pâtit aujourd'hui de l'insignifiance de la chose réelle.
Le tout est, je l'ai déjà dit, magistralement dessiné par JH Williams III et mis en planche de façon si variée qu'il semble que chaque composition est différente. Du grand art.
Plus qu'a attendre la suite.
Promethea, Livre Premier, Moore, Williams III
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