Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

Les Maîtres Enlumineurs - Robert Jackson Bennett


Sancia a une vingtaine d'années. Elle vit dans la grande cité de Tévanne, un lieu d'inégalités obscènes, où quatre maisons d'enluminures dominent depuis leurs enclaves sécurisées, et où le reste de la population survit comme il peut dans la misère et la violence des bidonvilles. Et, ça a son importance, Sancia est une ancienne esclave de plantation.

Enfant puis adolescente, elle a connu la maltraitance, le travail forcé, le fouet, la peur constante d'être tuée pour une peccadille ou emmenée dans le bâtiment d'où les esclaves ne reviennent pas. Un lieu où des enlumineurs pratiqueraient des expériences ou des tortures, fatales à chaque fois. Un lieu où, une nuit, on lui implantera une plaque de métal dans le crâne.


Quand "Les Maîtres Enlumineurs", le premier tome d'une trilogie de fantasy de Robert Jackson Bennett, commence, Sancia, qui a fui la plantation, vit dans les quartiers pauvres de Tévanne où elle exerce la profession à haut risque de voleuse à gage. Et elle vient de « signer » avec un mystérieux commanditaire le plus gros contrat de sa carrière : une très grosse somme en échange du vol d'une boite entreposée sur les quais. Grand mystère, grand danger, mais qu'importe. Sancia veut cette fortune ; elle en a besoin pour payer un médecin clandestin qui lui retirerait son implant crânien.

Car l'objet, bien plus qu'un mauvais souvenir, est pour elle un atout et une malédiction à la fois. Atout car il lui permet de « sentir » les objets rien qu'en les touchant – apprenant ainsi par exemple si un mur qu’elle veut escalader comporte des prises ou une porte des défauts –, malédiction car chaque utilisation lui cause de vives douleurs, que tout contact matériel (jusqu'aux vêtements ou la nourriture) l'informe, et que, de surcroît, l'objet lui fait entendre sans cesse le « chuchotement » des enluminures que portent les objets améliorés de Tévanne.

Mission réussie, Sancia doit livrer la boite dans trois jours. Mais la curiosité instillée par le montant du contrat est trop forte. La jeune femme ouvre la boite et y trouve une clef magique. Un objet enluminé d'une puissance qu'elle n'a jamais vue auparavant, qu'elle ne croyait même pas possible. Et voilà que, aussi invraisemblable que cela paraisse, la clef lui parle en pensées.

Commence alors un thriller effréné, dont l'objet premier est la survie d'une voleuse qui comprend que ce qu'elle vient de découvrir lui vaudra la mort, avant qu'il devienne évident que la clef magique est au cœur d'un conflit entre puissants qui cherchent à prendre la contrôle de la cité elle-même ou du monde entier. Il ne s'agit plus alors seulement de sauver sa peau mais aussi de faire ce qui est juste, de combattre contre l'asservissement et pour un nouveau système. Et il faudra pour cela prendre des risques de plus en plus grands, et réussir des actions aussi suicidaires que spectaculaires. Dans ce roman, littéralement, sky is the limit.


Pour mieux comprendre ce qui précède, il faut savoir que, mille ans avant le présent du roman, le monde était dominé par des « hiérophantes », des êtres si puissants qu'ils paraissent surhumains. Ils avaient inventé une forme d'écriture qui permettait de modifier la réalité, de faire croire à des objets – de façon quasi obsessionnelle – qu'ils étaient ou faisaient autre chose que ce que leur nature leur dictait. Ainsi, une porte en bois pouvait se croire aussi dure que l'acier, une flèche voler aussi vite que le vent, ou un chariot se déplacer sans chevaux, persuadé qu'il était d'être sur un plan incliné. Les hiérophantes utilisaient cette écriture – faite de sigilles bien plus complexes que ceux que je décris ici, et pour réaliser des modifications bien plus complexes aussi – pour plier la nature à leur volonté, s'en rendre maîtres au sens le plus strict du terme. Puis une guerre dont les détails sont oubliés survint, les hiérophantes disparurent, et leur civilisation avec eux.


Et voici que des bribes de cette écriture furent redécouverts il y a 80 ans par ceux qui se nommèrent les enlumineurs. Quelques familles acquirent le monopole de la fabrication de ces nouveaux objets enluminés qui devinrent les sources d'une croissance économique exponentielle et aussi celles de fortunes proprement obscènes (les familles d'enlumineurs en maîtres de forge). Derrière les murs des quatre enclaves occupées par les quatre familles dirigeantes de fait se trouvent des secrets de fabrication jalousement gardés, des laboratoires dans lesquels on cherche de nouvelles applications aux sigilles, des moyens de production très capitalistiques (les fonderies dans lesquelles on grave en masse les sigilles dans les objets), ainsi que des gardes privées conséquentes pour protéger le tout des concurrents et des perdants de la sigillisation (comme il y en a de la mondialisation).

Les quatre familles sont adversaires voire ennemies les unes des autres. Elles se combattent à bas bruit, et agissent de concert jour après jour  pour s'assurer l'intégralité du pouvoir politique à Tévanne. Et aucune n'a l’intention de déchoir ou de partager le pouvoir. C'est pourtant le vent du changement qui souffle avec cette clef ressurgie du fond des temps.


"Les Maîtres Enlumineurs" est apparemment un pur roman de fantasy mafieuse d'action, avec un personnage central bien moins caricatural que ceux de Scott Lynch par exemple. Complexe, attachante en dépit ou à cause de ses aspérités, Sancia se définit par son trauma et sa lutte quotidienne contre les conséquences de celui-ci. Dès les principes il la meut autant qu'elle cherche à le fuir, et au fil du récit elle devra accepter de le revivre, de l'amplifier même, pour tenter de le dépasser, dans son intérêt comme dans celui de tous ceux qui, comme elle, ont à souffrir du système inique des fonderies.

Elle est entourée de personnages développés et intéressants, dont un guerrier en quête de rédemption après un passé douloureux et des enlumineurs officiels assez intelligents et moraux pour changer, logiquement, leurs allégeances quand il s’avérera que les enjeux sont sociétaux et non pas individuels.

N'oublions pas dans cette galerie des hordes de goons aux capacités amplifiées, sous les ordres d'ennemis aussi puissants que dépourvus de scrupule. Et d'autres encore plus puissants, qu'on devine plus qu'on ne les voit et qui joueront un rôle dans les tomes à venir.


Face à une adversité dont chaque page dévoile un peu plus le caractère formidable, Sancia et le petit groupe qui se forme autour d'elle impressionnent par leur capacité à dépasser leur égoïsme et leurs peurs, et c'est leur unité qui soude leurs compétences variées pour en faire une force qui devient peu à peu irrésistible. La jeune femme, façonnant son destin autant qu'elle le subit, est la boussole qui donne le cap ; elle entraîne associés et lecteurs à travers les arcanes diaboliques de la cité, entre embuscades, combats, massacres (car, disons-le, le roman n'est pas pusillanime sur la violence graphique). Toujours plus haut et toujours plus fort. Jusqu'à l’étourdissement ébahi du lecteur.


Fantasy ? Nope. "Les Maitres Enlumineurs", en dépit du cadre spatio-temporel, est un pur roman cyberpunk. Il en a toutes les caractéristiques. Il fait même penser à Neuromancien, bien plus qu'au Sanderson des Légions de Pousière ou à la Le Guin de Terremer auquel la modification des objets et le « langage de la création » renvoient immanquablement. On peut transposer terme à terme les éléments importants du roman : il y a un langage de programmation, des objets programmés, des macros (ou des sous-programmes), des variables, des serveurs, de l'informatique dématérialisée, un IoT, de la glace noire, du hacking, des humains augmentés par implants, une IA complète, une IA incomplète (Wintermute ?), etc.

Du cyberpunk, et singulièrement de Neuromancien, on retrouve aussi les enclaves sécurisées, les sprawls en zone de combat, les contrats pourris, la médecine clandestine,  les secrets et les complots de long terme dans un théâtre d'ombre où tout se passe backstage et où personne n'est jamais vraiment ce qu'il semble être.


On peut prendre grand plaisir à lire "Les Maîtres Enlumineurs" même si on ne connaît rien au cyberpunk ; les très nombreuses qualités propres du roman suffiront à te ravir, lecteur. Mais sache que tu atteindras une satisfaction encore supérieure si tu fais tous ces liens au fil de la lecture, et là ce sera l'extase.

Vivement la suite !


Les Maîtres Enlumineurs, Robert Jackson Bennett

L'avis d'Apophis

Commentaires

Christian a dit…
C’est certainement bien et j’adore les enluminures, mais ce qui me chiffonne c’est ce langage ordurier ou alors je ne suis vraiment plus à la page.
Si c’est pour lire des obscénités à chaque ligne,je m’abstiens.
Gromovar a dit…
Okette.
Moi, ça ne m'a pas dérangé.