Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

Agency - William Gibson


2017. Californie. Verity Jane est une « app whisperer ». Elle comprend intimement, comme une utilisatrice et non comme une conceptrice, le fonctionnement des logiciels ; elle est, naturellement, l'utilisatrice-type.

Voilà pourquoi elle est recrutée par une startup pour bétatester un modèle innovant d'assistant personnel basé sur une IA sophistiquée. Surprise 1 : dès qu'elle lance l'app, elle comprend que celle-ci, Eunice, est bien plus avancée que ne l'imaginent ses concepteurs. Surprise 2 : Eunice lui enjoint immédiatement de se méfier de ceux-ci et met tout de suite en place des contre-mesures pour échapper à leur surveillance.

Commence alors pour Verity une course, métaphorique d'abord, réelle ensuite, pour échapper à ses employeurs et à leurs sicaires. Une course dont on ignore le but ultime, assistée par un réseau d'argent et d'intervenants humains créé ad hoc par l'IA, dans laquelle la jeune femme est lancée, poussée, littéralement déplacée comme on déplace un pion, par une Eunice dont les capacités d'action via les réseaux semblent presque illimitées. Une course dont il apparaît pendant longtemps que même Eunice, divisées en multiples sous-routines indépendantes qu'un égo global peine à réunir, n'en connaît pas l'objectif au-delà de la simple survie.


2136, Londres, version post Jackpot (l'effondrement environnemental généralisé qui éteignit des millions d'espèces et éradiqua 80% de l'humanité). Le monde (hors Chine) vit en kleptocratie, gouverné de façon non démocratique par une oligarchie de tycoons heureux et de mégamafieux russes ; leur pouvoir économique a permis à tout ce monde de passer à travers la catastrophe. Mais there's no honor among thieves, aussi les kleptocrates financent-ils une super-flic incorruptible, Ainsley Lowbeer – nantie des pouvoirs immenses que donnent des fonds presque illimités dans une entité politique qu'on ne qualifiera plus d'Etat de droit – afin de « contenir », radicalement, les dérives éventuelles de tel ou tel klept.


Point tech : Les humains de 2136 savent communiquer avec les serveurs informatiques des années précédentes, modifiant et manipulant par ce biais des éléments de la période contactée, créant alors à chaque fois un « fragment », une nouvelle ligne temporelle qui diverge à partir du moment du contact. Beaucoup le font par jeu puis s'en désintéressent. Lowbeer, en bonne démiurge, est attachée à deux fragments particuliers, celui qui est au cœur de Peripheral (le roman précédent du cycle), et un autre, généré récemment, qui s'achemine à grande vitesse vers une guerre nucléaire. En d'autres termes, le monde de Verity.

Lowbeer et son équipe, Wilf Netherton et Ash entre autres, déjà vus dans Peripheral, vont tenter de sauver le fragment de Verity, d'y faire reculer l'horloge de l'apocalypse avant qu'il ne soit trop tard.


Point uchronie : Dans le fragment de Verity (qui pour elle et le reste de l'humanité est le seul vrai monde), les modifications initiales ont conduit à un rejet du Brexit et à l’élection d'Hillary Clinton. Et honnêtement, cet acte d'onanisme littéraire de Gibson  n'apporte pas grand chose – voire rien – à l'histoire elle-même, sauf de façon très métaphorique en terme d'Agency reconquise – on en reparle dessous. Le monde qui intéresse le Canadien, celui qu'il décrit, est celui des IA, des barons de la tech, des fablabs, des mercenaires contractors, le reste...il suppose que c'est connu et qu'il n'y a rien à en dire.


"Agency" est à la fois une suite et un faux prequel (car le fragment Verity2017 ne peut modifier la ligne principale) de Peripheral, un roman qui m'avait laissé sur ma faim (pour des raisons qu'on connaîtra en cliquant ici). Il se passe après Peripheral (ligne principale Lowbeer) et avant celui-ci (fragment Peripheral). Gibson, amoureux de ses personnages sans doute, récupère ici ses protagonistes londoniens (ce qui est logique, ils sont à l'origine du trouble et sont les seuls à pouvoir intervenir) mais aussi, en subcontractors, quelques personnages de Peripheral qui interviennent de leur fragment via Londres2136 dans le fragment Verity2017. Toujours là, lecteur ?


J'avais trouvé Peripheral trop vide d'humains et trop hors-champ. Ce problème n’existe pas dans "Agency". Ici, il y a plus de vie, plus de « figurants », des familles même, et bien plus d'action on stage – notamment une fuite qui dure pas loin de 300 pages, un Speed littéraire, alternée entre Verity2017 et Londres2136. C'est rapide, très dynamique, plaisant à lire. D'autant que l'immersion s'est faite via Peripheral, ce qui signifie que dans "Agency", pour peu qu'on ait lu son devancier, le monde est immédiatement compréhensible. Même le style de Gibson y est moins étique.


Sur la plan des idées technologiques, s'il n'y a rien de bien original (voir chro. Peripheral), on est en terrain connu, d'autant qu'on retrouve la patte Gibson, avec ces lieux, ces marques, qui disent le monde de la marchandise en un mot.


Sur celui des idées tout court, Gibson retrouve imho certaines des problématiques qui étaient celles de Neuromancien ; un retour au bercail appréciable. IA, statut des consciences numériques, libre-arbitre, déclaration d'indépendance, tous ces thèmes du premier roman de Gibson résonnent ici.

On y ajoutera, titre oblige mais lié à ce qui vient d'être dit, la possibilité de se créer son propre agenda, sa propre capacité d'action (Agency en sciences sociales), hors de toute contrainte sociologique. C'est ce que cherche Eunice sans trop le savoir consciemment. C'est ce que croient avoir les autres sans réaliser qu'ils sont agis bien plus qu'ils n'agissent (eux, pour leur part, sont du début à la fin plutôt dans l'état agentique décrit par Milgram). Car, de fait, pouvoir se soustraire à la « structure » au sens large implique une forme d'omnipotence. Qui la détient alors cette capacité ? Une IA le peut-elle ? Et une flic soutenue par un groupe aux pouvoirs illimités ? Il faudra lire pour le savoir.

Puis, pour revenir à l'état agentique en élargissant le cadre, qu'en est-il de nous, pauvres humains de la société démocratique libérale consumériste ? C'est aussi la question du roman. « Incités » par les pubs, les algorithmes, tant dans le choix des séries TV que dans celui des candidats à élire, quelle est notre Agency ? Au moins, quand Eunice déplace ses pions, on a l’impression que c'est avec bienveillance. Rien ne dit que ça serait/sera toujours le cas irl. Profitons alors du petit moment optimiste de la fin, et aussi disons-nous qu'on a peu ou prou retrouvé un Gibson qui ressemble à ce qu'il fut.


Note : je lis peu ce genre de romans en VF, je trouve ici très bonne la traduction de Laurent Queyssi.


Agency, William Gibson

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