« Always run, never fight.Preserve the knowledge.Survive at all costs.Take them to the stars. »Ce sont les principales règles qui régissent les vies de Mia et de sa mère Sara. Sara est née en 1905, Mia en 1925. Elles se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Rien d’étonnant à ça, seuls les gènes de Sara sont passés à Mia. Car, en dépit de leur apparence, les deux femmes ne sont pas vraiment humaines, pas humaines du tout pour être exact.
Sara et Mia forment un « couple », le 99. La quatre-vingt dix-neuvième paire mère/fille à arpenter la Terre depuis la Babylone antique. Mères et filles, paire après paire et depuis des millénaires, tentent de guider l'humanité vers les étoiles. En coulisse elles intriguent, orientent, conseillent. Supérieurement intelligentes, dotées de capacités physiques hors du commun, elles retrouvent ou font retrouver, génération après génération, la science qui permettra aux humains d'entreprendre un jour le voyage spatial.
Dépourvues de pouvoir mais gravitant toujours dans son orbite ou dans celle des plus grands scientifiques, elles appliquent scrupuleusement les règles, chaque mère menant une vie d'intrigue et de recherche avant de passer la main (« il ne doit pas y avoir longtemps trois générations ensemble ») et de transmettre toute la connaissance accumulée à sa fille, peu après que cette dernière ait eu sa propre fille. Chacune approche d'un peu plus près le but final. Ceci quoi qu'il en coûte. Aucune violence n'est à exclure, aucune manipulation, aucune compromission avec une morale dont pourtant les paires ne sont pas dépourvues. Qui veut la fin veut les moyens.
Une telle mission est par essence d’une difficulté extrême, mais les Kibsu – le nom qu'elles se donnent – ne sont pas les seuls non-humains à parcourir la Terre ; le Traqueur – dont on ne connaît ni le nom ni l'apparence ni la nature – poursuit depuis l'origine les Kibsu pour les abattre. Une traque séculaire où l'écart qui sépare le Traqueur de ses proies se mesure non pas en kilomètres de distance mais en années de séparation entre deux quasi contacts.
Le cœur du roman s'étend de 1945 à 1960. Mia, et, de loin, Sara, voient dans la science du XXè siècle les signes très encourageants d'une réussite proche. Pour la hâter, il faudra que Mia recrute Wernher Von Braun pour les Américains dans le cadre de l'opération Paperclip, puis qu'elle pousse Korolev et les Soviétiques à se lancer dans une course à l'armement qui deviendra une course à l'espace, afin de favoriser, par la compétition politique entre les deux nations, la poursuite de leurs propres buts.
Problème : Mia voudrait une vie à elle. Les règles sont dures, impitoyables, et le prix moral à payer pour leur respect est parfois très lourd à porter pour une jeune femme qui voudrait plus que tout avoir une vraie vie, une qui soit à elle.
Mais, en dépit d'entorses récurrentes, rien de cela pour Mia. Il lui faudra sacrifier ses désirs personnels, accepter de manger avec des diables, fut-ce avec une longue cuillère, accepter aussi de voir la complexité des individus par-delà la réprobation morale immédiate. Il lui faudra frayer avec Von Braun en dépit des conditions dans lesquelles il construisait ses fusées et avec Korolev dans une URSS stalinienne totalitaire où le prix de l'échec est au mieux l'internement. Il lui faudra accepter, pour faire progresser la science, « d'offrir » ses travaux à d'autres chercheurs, masculins et légitimes. Il lui faudra aussi condamner à l'exil des centaines de chercheurs allemands « réquisitionnés » par l'URSS sur sa suggestion, et aussi, plusieurs fois, tuer ou laisser mourir.
Si le roman, par son thème ainsi que par son questionnement sur la responsabilité scientifique, fait immédiatement penser à The Oppenheimer Alternative, il pose plus sûrement la question du sens de la vie pour les générations aval des vaisseaux arches (Greg Egan!!! KRS !!!). Pourquoi continuer à respecter des règles très contraignantes établies des millénaires avant sa propre naissance ? Pourquoi le faire alors qu'on ne sait même plus pourquoi elles furent édictées ou quel but final sous-tend la quête ? Comment accepter de n'être qu'une fonction, un pion générique congénital dans une histoire qu'on n'a pas choisie ? « We plant the seeds; our daughters reap the fruit. »
Ce sont les tourments existentiels auxquels Mia est confrontée. Peu de science véritable ici, peu d'intrigues politiques sinon en off, ce n'est pas le point du texte. Si on devait le classer quelque part, on le mettrait en rayon entre Existentialisme, Déterminisme, et Nudge.
"A History of What Comes Next" est le dernier roman de Sylvain Neuvel. C'est un roman SF/histoire secrète bien documenté un peu étrange dans son essence et pourtant rapide à lire et très agréable. Bâti en grande partie sur le courant de pensée de Mia et donc centré sur ce qu'elle sait voit vit, fort bien porté par cette jeune femme qui emmène avec elle le lecteur, il étonne car il est un tome 1 qui ne dit pas explicitement son nom.
Tel que, et en dépit de très nombreuses révélations successives, ce qu'il propose au lecteur est une coupe géologique des Kibsu au XXè siècle. Peu d'éléments – juste quelques entractes – sur les siècles précédents, et un récit qui se termine quand Gagarine a volé et que Von Braun a repris le contrôle du programme spatial, donc bien avant que la promesse d'étoiles soit réalisée, et alors que la nature des Kibsu et du Traqueur, pour éclaircie qu'elle soit, n'est pas encore parfaitement limpide.
A suivre donc car, là, il y a un goût de trop peu.
A History of What Comes Next, Sylvain Neuvel
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