Ricky, Lewis, Cass et Gabe sont quatre amis d'enfance. Ils sont aussi des Indiens de la nation
Blackfeet (ils n'aiment pas le mot Natives, un mot de jeunes, de « young buck »,
qui ne les concerne pas), qui sont nés et ont grandi dans une Réserve.
Un jour, alors qu'ils sont encore jeunes et fous, ils partent chasser sur les terres réservées aux anciens, et commettent un véritable massacre sur une harde d'elks (élans ou wapitis, je n'ai pas réussi à déterminer quel sens était le bon, un cervidé en tout cas).
Surpris par le garde-chasse local, ils échappent à une forte amende en abandonnant leur butin et en jurant de ne plus jamais chasser dans la Réserve. Dans la communauté, tout le monde se connaît, chacun est sous le regard de tous les autres, ce genre de serment est donc largement respecté.
Peu après, Ricky et Lewis quittent la Réserve, Ricky pour travailler dans le vaste monde et Lewis pour s'installer en couple avec Peta, une femme blanche qu'il aime profondément.
Mais Lewis n'ira pas loin. Il est tué dès le début du récit dans une « bagarre de bar », un incident qui tient autant du racisme ordinaire des Blancs à l'égard des Indiens que d'une vengeance surnaturelle qui ne fait que commencer. Et dix ans plus tard, c'est pour Lewis que les ennuis commencent.
"The Only Good Indians" est un roman fantastique de Stephen Graham Jones. A travers le destin des quatre ex-jeunes chasseurs, SGJ entraîne son lecteur dans le monde des Indiens et des Réserves.
Relégués comme peuple et comme individus, les Indiens d'Amérique, et à fortiori ceux qui vivent dans les Réserves, connaissent le sort détestable de ceux qu'ont a mis à l'écart de tout, de la société, de la modernité, de la dignité.
Dans la Réserve on est pauvre. Mais, plus que ça, on est engoncé dans une déliquescente déshérence. Jobs qui ne sont jamais de vrais emplois, pauvreté endémique, alcoolisme, drogue, suicide, overdose, morts violentes pas toujours accidentelles, tous les symptômes de l'anomie sont présents en pleine vue, autour de ces hommes gavés de télé, de mauvaise bière, de malbouffe.
Dans la Réserve et autour, on connaît parfois le racisme explicite mais plus souvent encore les marques de mépris ordinaire qui rappellent sans cesse qu'on a beau être les premiers Américains on n'est pas vraiment Américains pour autant. Les Indiens de SGJ sont ces hommes dont même le meilleur est considéré comme inférieur par le dernier des prolos Américains, qui seraient des « lower lower class » dans la stratification de
Warner. Et ils n'ont jamais l'occasion de l'oublier.
Privés d'une identité acceptable, les habitants des Réserves se souviennent d'heures de gloire et de liberté qu'ils n'ont pas connues et ne sont pour eux que légendaires. Ils se souviennent d'un accord avec la nature qui est devenu largement impossible depuis que la nature est exploitée pour les ressources qu'elle renferme. Ils continuent de se définir comme héritiers d'une ascendance vivante mais toute tentative de se raccrocher à leur identité perdue est cheap, tout est fake, comme cette
sweat lodge en matériaux contemporains dans laquelle se passe une partie du récit. Ils vivent toute une vie faite d'arrangements avec la situation et avec sa conscience, assistée par des drogues plus ou moins fortes et portée par des rêves qui ne se réalisent pas.
Le roman lui-même est construit en quatre parties. Une très courte qui dit le destin de Ricky, une plus longue où on découvre celui de Lewis, une autre encore dans la Réserve alors que Cass et Gabe réalisent qu'ils ne sont plus que deux sur quatre et que ce genre d'attrition n'est pas inhabituel dans leur monde, jusqu'à une dernière partie – la plus faible à mon avis – qui est une longue course-poursuite vers la conclusion de l'ancienne malédiction.
SGJ y parle avec le parler d'hommes qui ont peu de mots et, clairement, peu de concepts. Ses énonciations sont faites d'images, de métaphores plus matérielles que poétiques, dans des fils de récit qui s’étendent longuement comme des vies qui suivent leur cours. En se centrant sur ses protagonistes, même dans leur actes les plus triviaux, il livre autant un roman d'horreur dont certains passages sont vraiment stressants qu'une plongée en profondeur dans le monde Blackfeet ; et quand les détails du récit auront été oubliés, resteront les ambiances sinistres et déprimantes dans lesquelles vivent des hommes auxquels on a volé un passé et qui n'ont aucun avenir. Le Léo du magistral
Sept secondes pour devenir un aigle trouvait le moyen de recouvrer, par la furie, une dignité, aucun des quatre personnages de SGJ n'a l'opportunité d'y parvenir, la manière dont ils meurent en est une sordide illustration.
"The Only Good Indians" est donc un roman qui, en dépit d'une dernière partie un peu trop mobile à mon goût, vaut la peine d'être lu, autant pour ses passages horrifiques réussis que pour le tableau consternant qu'il propose de ce qui reste de la nation Blackfeet.
The Only Good Indians, Stephen Graham Jones
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