Il y a des romans qui invoquent une chanson à la mémoire. "The Memory Police", Cristallisation secrète en français, de la japonaise Yoko Ogawa, est de ceux-là, tant j'avais l'impression en le lisant d'entendre le très mélancolique Another Day des Cure.
Époque et lieu incertains. Le contexte est japonisant. Le lieu est une île isolée, au sud de l'île du nord, sans plus de précision. La technologie est proche de la notre sur certains points, mais reste difficile à catégoriser, comme un mix de plusieurs époques, comme dans une préfecture rurale un peu datée – point notable, il n'y a pas de téléphones cellulaires.
Cette île sans nom vit sous le joug d'un pouvoir totalitaire – au sens étymologique du terme, le plus étymologique jamais vu puisqu'il affecte directement les mémoires – qui fait disparaître des choses, organiques ou pas, importantes ou pas. Les photographies, les oiseaux, les parfums, les chapeaux, les bateaux, les bonbons, par exemple et entre maintes autres choses.
Un matin on se réveille et on sait qu'une chose à été disparue (les tournures sont au passif). Cela signifie que, rapidement, on oubliera la chose, le nom de la chose, son apparence, son utilité éventuelle, les sensations qu'elle procurait, le plaisir qu’elle apportait, l'existence même de la chose comme les interactions qu'on pouvait avoir avec elle ou grâce à elle ; jusqu'à ce que la chose ne soit plus qu'un très lointain souvenir presque inaccessible.
Ayant disparu des esprits et des cœurs, c'est comme si la chose avait disparu du monde, au point que la disparition des calendriers bloque toute l'île dans un hiver qui ne finit jamais – et engendre des pénuries qui rappellent 1984.
Ne reste alors qu'à, très vite, le jour même de la disparition, se débarrasser du substrat matériel de la chose en soi, ce qui revient à jeter à l'eau, enterrer, brûler, les objets qui ont été disparus. Séance tenante. Car la Police de la Mémoire veille, car elle cherche les objets disparus dont on aurait oublié de se séparer, ce qui constitue une infraction pénale dans un Etat dont on imagine que la justice n'est pas clémente.
Quand j'écris « On » au-dessus, je veux dire toute la population. Si c'était vrai, ce serait le paradis pour tout totalitaire consistant. Sauf que, sur l'île, certains n'oublient pas, ne parviennent pas à oublier. Cette particularité mentale fait d'eux des déviants, dangereux pour le système. Traqués par la Police de la Mémoire, promis à un sort aussi mystérieux qu'inquiétant, ils doivent se cacher pour survivre, à grand risque pour eux comme pour ceux qui les hébergent.
Cacher un déviant, c'est ce que fait la narratrice (jamais nommée) du roman. Avec l'aide de son vieil ami (un père de substitution jamais désigné autrement que comme « Le vieil homme »), elle cache, dans un réduit spécialement aménagé, son éditeur, R, que la Police a convoqué ; R est de ceux qui ne savent pas oublier. C'est leur vie dangereuse et secrète que raconte "The Memory Police", en résonnance avec les pages du roman que la jeune femme était en train d'écrire.
"The Memory Police" dit, sur un ton lent et triste, les disparitions de choses de plus en plus rapprochées, la réclusion volontaire de R, la vie apeurée de la jeune femme – oublieuse, elle, et dont la mère, non-oublieuse, a été prise par la Police de la Mémoire – qui se demande jour après jour si, à force de disparitions, l'île et ses habitants ne vont pas finir par s'effacer complètement. Dissoudre le peuple, un vrai projet brechtien.
Le roman d'Ogawa est un texte qui ressemble à un conte sans en avoir l'irréalité explicite. Ce qui crée le sentiment d'irréel ici – un peu comme dans Amatka – est l'absence de lieux, de noms, de dates, la présence d'un totalitarisme sans visage ni incarnation, la centration aussi sur les personnages qui réduit le décor à la portion congrue. Ce qui arrive pourrait arriver n'importe où et à n'importe qui.
Ce dont parle Ogawa, c'est de la façon dont les systèmes totalitaires délient les individus en créant entre eux cet esseulement que décrivait Hannah Arendt dans Le système totalitaire. Hors la petite cellule que constituent la femme, le vieil homme, et l'éditeur, progressivement plus rien n’existe, plus rien ne fait sens. Seul point commun restant entre tous les habitants de l'île : la Police de la Mémoire, menace constante et brutale qui pèse sur chaque individu quand se multiplient les contrôles et arrestations. Aucune solidarité n'est possible. Aucune action politique de résistance non plus.
Ce qu'offre Ogawa au lecteur, c'est un récit qui évoque très vivement 1984 et son Ministère de la Vérité dans lequel la falsification du passé est l'adjuvant du doublethink. Oublier les choses, oublier les mots, d'une façon qui surpasse de loin tant celle de 1984 que celle de la LTI, c'est n'être plus capable de penser les choses, n'être plus capable de dire – comme si sa propre voix avait été dérobée –, n'être plus capable donc de se situer ou d'agir par rapport aux choses et encore moins par rapport aux forces ou aux rapports de force.
Ce qu'elle montre aussi, c'est l'accumulation de lâchetés et d'indifférences à la situation (jusqu'à ces voyageurs qui se plaignent que les contrôles de police leur fassent perdre du temps, ou ces voisins qui partent, arrêtés, sans que nul ne réagisse) qui permettent au totalitarisme de s'étendre sans limite, comme il le fit dans les pays qui s'en virent accablés.
Ce qu'elle propose encore ici c'est une transposition de la claustration d'Anne Frank, de la peur constante de la découverte, de l’inhumanité absolue de ne devoir la vie qu'à un enfermement volontaire et perpétuel alors que dehors continue une vie, si maigre devient-elle sous l'effet des réductions et des disparitions.
"The Memory Police" est également une description de la progression irrésistible d'un système totalitaire dont les décrets, jamais expliqués et jamais justifiés, se succèdent sans rime ni raison avec pour seule légitimité la force de la domination et la peur qu'inspire l'éventualité de coups violents frappés à la porte au milieu de la nuit par la Police de la Mémoire. Un monde dans lequel ce qui arrive n’est pas plus effrayant que ce qui pourrait arriver, un monde de Gestapo ou de NKVD.
C'est enfin une réflexion sur l'impossibilité d'exister en tant que société lorsqu'on a fait disparaître sciemment son propre passé. Un questionnement toujours vif au Japon où les questions chinoises et coréennes sont encore ouvertes et parfois ouvertement traitées de façon mensongère.
C'est donc un roman intéressant que livre Ogawa. Lent, plus riche en peurs et regrets qu'en coups de théâtre véritables, je pourrais en dire qu'il est contemplatif si je ne craignais de tomber dans un cliché.
Mix de plusieurs questionnements déjà traités et de plusieurs modes de traitement déjà utilisés par d'autres, de Orwell à Arendt en passant par les autodafés qu'on lie parfois abusivement à Bradbury alors que c’est l’Allemagne nazie qui en a donné l'image la plus spectaculaire et horrifiante, il trouve sa propre voix pour dire, dans un contexte japonais qui a son propre poids de passés qui ne passent pas, que si rien ni personne ne s'oppose à l'oubli et aux décrets absurdes de totalitarismes qui dévorent – anéantissent – leurs propres sociétés, alors rien ni personne ne leur survivra. Mors ultima ratio.
The Memory Police, Yoko Ogawa
Commentaires
Je ne lis pas l’anglais, hélas, mais je crois qu’il s’agit de Cristallisations secrètes ici.
Très bel article.
De fait, oui, c'est bine Cristallisations secrètes. Il a donc été traduit en français avant de l'être ne anglais.
Je vais le signaler dans la chronique.