"Les Contes facétieux du cadavre" est un recueil de 24 contes tibétains, liés et précédés d'un prologue introductif. Traduit par Françoise Robin de l'INALCO assistée de Klu rgyal tshe ring, le recueil est publié par l'Asiathèque, après avoir connu une histoire éditoriale chinoise et internationale un peu complexe. Qu'on sache seulement qu'est présentée ici – dans une version bilingue – une traduction de la version tibétaine la plus récente, retraduite et corrigée d'une version chinoise qui était elle-même la traduction d'une version tibétaine devenue introuvable.
Inspirés des contes indiens du vampire (Vetāla), sans qu'on sache vraiment quand ni comment la transmission s'est faite, les "Contes facétieux du cadavre" sont imprégnés de bouddhisme comme leurs inspirateurs, mais leur finalité est plus clairement populaire et tout y est mis à la sauce tibétaine, lieux, habitudes, nourriture, vêtements, décors, etc.
On y lira les aventures merveilleuses de paysans et de princes, de princesses et de nāgas, de magiciens et de voleurs. On y croisera un lion de pierre qui récompense la bonté par de l'or, des animaux qui parfois parlent ou servent jusqu'au sacrifice, des humains métamorphosés par le port de « peaux d'animaux ». On y verra des démons enterrés dans des trous profonds, de puissantes cordes ou armes magiques, des palais de cristal surgis magiquement du sol. On y côtoiera le pire et le meilleur de la nature humaine. C'est Les Mille et une nuits, en plus court, plus simple, plus directement édifiant. C'est l'essence même de l'Imaginaire. C'est pour ça qu'on en lit. Le reste...
Dégagés d'une part de leur origine indienne, les Contes mettent en valeur la culture populaire tibétaine, l'habitus et les valeurs d'une population pastorale et largement nomade qui vit la vie d'un peuple à hiérarchie forte et productivité faible. D'où l'importance des chevaux – qui parfois se sacrifient volontairement pour offrir protection ou richesse à leur cavalier –, d'où d'énormes écarts entre opulence et misère, d'où des rêves de fortune que seule une intervention magique peut rendre réels, celle des
nāgas par exemple ou de toute autre de ces créatures d'essence surnaturelle qui œuvrent dans le monde humain et aux cotés de ceux-ci jusqu’à parfois les épouser – nous sommes ici bien loin des dieux silencieux et invisibles des monothéismes.
Et, ça étonnera certains Occidentaux, on y croise même quelques cas de cette polyandrie qui était pratiquée au Tibet comme réponse au caractère nomade de la population commerçante.
Les Contes sont aussi des guides moraux, citant souvent des proverbes et valorisant la piété filiale, l’honnêteté, le courage, l'amitié, la fidélité dans le couple ou entre amis A l'inverse sont soumis à opprobre la tromperie, la jalousie, le mensonge, le vol. Courts et explicites mais toujours pleins de rebondissements, les Contes disent un monde dans lequel les bons, après de parfois terribles tribulations, finissent par l'emporter – grâce à leur propre courage ou ruse, voire à l'intervention d'un monde surnaturel qui ne supporte pas que l'injustice faite au bon ne soit pas redressée –, et les mauvais par être punis – parfois par l'entremise de puissances surnaturelles. Ils racontent un monde où une partie non négligeable du destin est entre les mains d'êtres non humains qui peuvent d'un coup de dé renverser la table – croyance caractéristique des sociétés sans stock où la bonne fortune d'un moment peut disparaître en une seconde.
Du bouddhisme on tire le
samsara et ses réincarnations qui sont la clef de certains contes, mais on verra aussi certaines résurrections magiques non liées à la roue des incarnations.
On en tire aussi certaines expression telles que les
Trois Joyaux.
On en tire enfin le sens même de l'accumulation des contes.
Explication : les contes sont liés entre eux, comme dans
Les Mille et une nuits, par un fil rouge. Le début du cycle de contes voit Dechö Sangpo, un jeune garçon pauvre, envoyé dans une quête lointaine par le sage Nāgārjuna en expiation de l’élimination de sept magiciens qui en voulaient à sa vie. Il va s'agir pour Dechö de ramener au maître le cadavre Ngödrup-chän du charnier Silwatsäl afin que le sage l'utilise pour un
siddhi qui apportera santé et prospérité sur le monde. La quête sera plus fastidieuse que périlleuse mais il y a une condition impérative à sa réussite. Après avoir capturé Ngödrup-chän, Dechö Sangpo ne devra plus prononcer un mot sur le chemin du retour, sinon le cadavre retournera magiquement à son point de départ et Dechö Sangpo devra tout recommencer.
Dechö Sangpo parlera 23 fois, car le cadavre lui raconte des histoires édifiantes qui finissent toujours par provoquer une réaction ou une question du jeune homme ; il devra donc recommencer autant de fois et le lecteur entendre autant d'histoire + le prologue et la finale lorsque Dechö Sangpo parvient enfin à se taire et que le cycle prend fin. C'est la difficulté de l'initiation, l'impératif de respecter les consignes du sage, la nécessité de se taire et d'écouter, qui sont ici mises en valeur, illustrant le caractère sisyphéen du cheminement vers la sagesse.
Quel que soit le niveau de lecture, les "Contes facétieux du cadavre" sont un vrai plaisir, entre aventures magique aussi courtes que hautes en couleurs et premier contact avec la société tibétaine traditionnelle. Ca vaut vraiment le coup d’œil. Enjoy !
Les Contes facétieux du cadavre, trad. Françoise Robin
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