Terre, très bientôt. Une vague de chaleur humide
(wet-bulb 35°C, fatale) frappe l'Inde, tuant des millions de personne en une semaine. La plus grande catastrophe de l'anthropocène.
Utilisant, en les tirant à l'extrême limite de l'interprétation, les articles 16 et 18 de l'Accord de Paris (COP 21), les pays signataires acceptent la création d'un corps subsidiaire à l'Accord, une sorte d'agence de mise en œuvre dotée d'un budget annuel de 60 milliards de $ (pas mal mais en fait très peu). Cette agence reçoit vite le surnom de Ministry for the Future. Elle est dirigée par Mary Murphy et se met immédiatement au travail alors que l'Inde, traumatisée par la catastrophe, lance seule une action de géo-ingénierie consistant à pulvériser des quantité colossales d'aérosols dans l'atmosphère afin de faire baisser la température localement de 2 degrés et d'1 dans le monde entier – poussée par la colère et la peur, et sans se soucier d'éventuels effets pervers imprévus.
"The Ministry for the Future" est un roman qui ne ressemble guère aux canons du genre. 106 chapitre courts, deux personnages principaux (Mary Murphy et Frank May, un rescapé de l'épisode indien qui l'a traumatisé à vie). Jusque là, pourquoi pas ? Puis.
Une timeline qui correspond à la carrière au Ministère de Mary Murphy ; une vie entière de travail consacrée à éviter la catastrophe humaine et l'effondrement écologique.
Un roman qui dit autant par ce qu'il raconte que par les trous qu'il laisse entre les moments dits.
Un roman dont une partie de l'action est dans l'ombre, pour le lecteur comme pour le monde.
Un roman dans lequel KRS entrecoupe les chapitres narratifs « classiques » (Mary ou Frank) – qui mettent un peu d'humain dans une histoire mondiale narrée sur plusieurs décennies qui sinon ne serait qu'un essai de prospective programmatique – de passages dans lesquels il explique une théorie économique ou l'autre, donne la parole au soleil ou au photon, nomme des organisations impliquées dans la lutte contre l'effondrement et les fait parler, met en scène des réfugiés climatiques, ajoute enfin des photos rapides de moments importants ou de misères anonymes. Un patchwork donc, mais pas seulement de personnages, d'idées aussi, de faits, de vies.
Si "The Ministry for the Future" est programmatique, quel est donc le programme qu'y propose KRS ?
Fin connaisseur du marxisme et des mouvements révolutionnaires dont il détourne dans le livre certains slogans, KRS propose une vision qu'on pourrait qualifier de modérée réaliste.
Modérée car de révolution mondiale il n'y aura pas. Trop complexe, trop risqué. Si le pouvoir est entre les mains des Etats qui font les lois, c'est par les Etats qu'il faut passer, en les harcelant jusqu'à ce qu'ils changent leur arsenal légal. Si l'argent est le nerf de la guerre, c'est aussi les Banquiers centraux qu'il faut amener dans son camp. Si les citoyens, dans un monde connecté par la technique, sont une force réelle mais trop dispersée, il faut leur donner des réseaux libres sur lesquels ils puissent organiser des actions et proposer des alternatives, parfois locales et d'autres fois plus globales. Mary Murphy, irlandaise, a trop vu les effets de la violence incontrôlée pour la préconiser ou même la soutenir.
Réaliste car pas naïve. Tout ce qui précède est indispensable mais trop lent. Pour engager vraiment une inflexion du modèle néo-libéral sans attendre les indispensables changements institutionnels à suivre, une violence ciblée est nécessaire, qui augmente le coût de la continuation pour ceux qui ne veulent pas du changement. Attentats ciblés, assassinats ciblés même, dont le lecteur, comme Mary, a connaissance mais dont on ne connaît jamais vraiment l'origine – si ce n'est qu'existe au sein du Ministère un groupe, dont Mary connaît l'existence sans avoir aucune autre information, qui organise, sans doute pas seul, les actions « nécessaires ». On n'en saura pas plus et Mary ne veut pas en savoir plus.
Alors que des black ops, donc, se produisent contre les avions au kérosène ou les mines de charbon ou les profiteurs du changement climatique, alors que des citoyens s'organisent sur un réseau social libre et proposent mille solutions
(par ex. la 2000 W Society), alors que l'agriculture est réformée et les terres recommunalisées, alors que de pharaoniques projets de géo-ingénierie glaciaire sont lancés, alors que des actions juridiques visent à faire des humains et des animaux à venir des porteurs de droits opposables et garantis
(une manière de contrer autant leur absence de personnalité juridique que les effets de taux d'actualisation économique qui, par définition, ne peuvent que sous-évaluer ceux qui viendront longtemps après nous), Mary Murphy convainc
(au prix de décennies d'efforts) les Banques centrales de réaliser un
quantitative easing climatique consistant à créer une monnaie nouvelle
(garantie à long terme en l'adossant à des titres, c'est à dire pas un monnaie de perlimpinpin) distribuée par les banques centrales à toute organisation, personne ou Etat qui accepte de séquestrer du carbone ou d'en recapturer.
Tout ce qui précédait était soubassement et cadre, la monnaie carbone permet la bascule car elle donne aux pays dont la richesse vient des hydrocarbures la motivation pour les laisser inexploités sans s'appauvrir (on estime que pour respecter les Accords de Paris, les ¾ des réserves connues de pétrole et de gaz devraient être inexploitées, allez essayer d'expliquer ça aux pays pétroliers ou gazier sans leur parler de compensation). La monnaie carbone enclenche le mouvement, la monnaie carbone – as good as gold – permet aussi de financer de très nombreux projets de transition.
Car là aussi KRS est modéré réaliste, il ne propose pas une décroissance généralisée, aussi peu désirée dans le Nord qu'inacceptable dans le Sud, mais envisage un net ralentissement de la croissance, dans un monde rendu plus égalitaire par des limites juridiques d'écarts de revenus
(renouant ainsi avec la question du juste salaire qui agita d'Aristote à Saint Thomas d'Aquin ou Ibn Khaldoun avant d'être évacuée par les néo-classiques qui considérèrent que le juste salaire était celui que le marché était prêt à payer) et la production publique des biens premiers indispensables, le tout renforcé par l'obligation pour l'Etat de se constituer en employeur en dernier ressort comme les BC sont les prêteurs en dernier ressort. Il pose enfin le principe d'une gestion mondiale des réfugiés avec droit d'installation et de travail
(avec des quotas par pays, réaliste, mais un nombre total de quotas égal au double du nombre de réfugiés, donc avec une place garantie pour tous) sur le principe des
passeports Nansen.
Il pose aussi, et ça fait du bien de voir que la variable cachée revient enfin dans le débat, la question de la taille de la population mondiale et de sa souhaitable diminution. Car, adressant les deux questions de la soutenabilité forte, à savoir le climat et la biodiversité, il montre aussi les avancées du projet
Half Earth qui prévoit de « libérer » des zones peu peuplées pour en faire des lieux de sauvegarde et de redémarrage pour la biodiversité. Et ne se perd pas dans les méandres d'une pensée qui, à se vouloir trop fine, négligerait les urgences au profit de combats écologiques secondaires.
First things first.
A la fin de la carrière de Mary Murphy, et alors le destin de Frank rappelle que tout est loin d'être rose, la catastrophe de court terme a été évitée. Mais il y a encore énormément à faire.
Car ce que propose KRS n'est pas agréable. C'est à un changement de paradigme économique qu'il invite. En finir avec une vision néo-libérale doublée d'une philosophie de maîtres et possesseurs de la nature. Le faire alors que le monde entier est organisé selon ces principes et que donc la transition sera longue et pénible, et pas seulement pour le 1 ou le 0,1%. Le faire aussi alors que les efforts nécessaires sont amplifiés par le temps perdu à ne rien faire. Le faire encore alors que chaque jour qui passe les concentrations en CO2 augmente car toute activité non neutre est productrice de CO2. Le faire enfin alors que nos biais de perception nous conduisent à minimiser le risque futur ou à surévaluer les pertes.
Ce que propose KRS c'est du sang et des larmes pour tous, un travail de plusieurs décennies, sur tous les fronts jusqu'aux moins légaux, simplement pour éviter l'effondrement sans préjuger de la suite. Car à la fin de la carrière de Mary, il y a encore des dizaines de problèmes à traiter, moins urgents certes mais potentiellement tout aussi graves. Et qu'elle estime qu'il y faudra sans doute un siècle voire plus – à condition de ne jamais relâcher l'effort.
Et pourtant Mary, la voix de KRS ici, a su « allier le pessimisme de la raison à l'optimisme de la volonté ». C'est à ce projet et à cette vision que "The Ministry for the Future" enjoint le monde.
Mêlant écologie, économie, droit, science politique dans ce « roman » unique, bon connaisseur des initiatives déjà existantes, KRS prouve qu'il est toujours le brillant vulgarisateur qu'on connait. Il montre qu'on peut changer à long terme l'économie – par le rapport de force et la négociation – dans sa définition la plus fondamentale qui est la production, la répartition, et la consommation de biens dans un cadre de ressources limitées, et se fait donc ici un vulgarisateur inspiré des enjeux et outils économique de la survie de l'humanité et de sa cohabitation avec le reste de la biosphère.
Si tu passes souvent sur ce blog, lecteur, tu sais que je n'aime pas les tracts qui tentent de se faire passer pour des romans. "The Ministry for the Future" est un tract qui veut se faire passer pour un roman. Mais KRS, contrairement à tant d'autres qui suivent la même veine et se roulent benoîtement dans la dénonciation simpliste et des rébellions aussi romantiques qu’adolescentes, écrit un texte adulte dont il n'essaie jamais de faire croire à son lecteur qu'il est autre chose que programmatique. Cette urgence inquiète qu'on sent dans la voix d'un auteur de 68 ans et l'honnêteté qu'il affiche à ne jamais tenter de travestir son texte en le glamourisant Katniss-style inspirent le respect et me poussent à conseiller très vivement la lecture de "The Ministry for the Future". Puis, d'après, aller l'agiter sous le nez de son député jusqu'à ce qu'il accepte de le lire aussi et de s'en inspirer.
Si je pouvais mettre deux Bluffant, je le ferais.
The Ministry for the Future, Kim Stanley Robinson
Commentaires
Et aucun problème pour le lien.
C'est pour savoir : je me suis cassée les dents sur la trilogie martienne et depuis KSR je me méfie, même si j'avais bien aimé Chroniques des années noires.
J'avais trouvé ça ardu, souvent sec, mais plutôt payant au final.
Ministry est très différent, à la fois roman et programme.
Ça m'a fait penser un peu à ce que fait Doctorow dans ses "romans" les plus perchés, genre "Walkaway". Les idées sont moins fifoues, mais l'ensemble est plus convainquant parce que KSR n'essaye pas de faire un roman, en fait.