1958. La Barbade. Mr Woodsley, peintre, est là quelques jours pour mettre sur toile les paysages enchanteurs de l'île. Hélas, les deux seuls hôtels de Georgetown sont complets. Sur les conseils d'un chauffeur de car, il demande asile à Mrs Scaife, une gentille et respectable vieille dame qui vit avec ses domestiques dans la vaste demeure défraîchie d'Eltonsbrody – le « manoir » local, perché sur Staden Hill.
Les trois premiers jours se passent très bien. Woodsley est accueilli avec grande générosité par son hôtesse ; la maison, quoiqu'ancienne et un peu défraîchie, est confortable, les repas – préparés par Jackman, la cuisinière – sont bons, et le peintre profite autant du calme des lieux que de la beauté sauvage du « coté écossais » de l'île, non loin de la ville de Bathsheba.
Mais voici que le soir du quatrième jour, Mrs Scaife vient de façon tout à fait inappropriée demander à Woodsley, dans sa chambre même, si rien ne l'a incommodé ce soir. Woodsley ne sait que répondre, tout va bien, rien n'est inhabituel si ce n'est la visite nocturne de la vieille dame. Il ne sait pas encore que, de là, tout va déraper et devenir de plus en plus étrange, inquiétant et choquant.
"Eltonsbrody" est un roman « gothique » de Edgar Mittelholzer. Une grande maison à l'écart, sur une colline dominant des villages de cahutes. Un cimetière non loin, où gît notamment le défunt mari de Mrs Scaife – à la tombe duquel elle voue un culte ; clairement la veuve vit confite dans le souvenir omniprésent de son cher décédé. Elle est, en revanche, en froid avec son fils Mitchell et sa bru, et n'aime, de sa famille, que son petit-fils Grégory que Mitchell lui amène de temps en temps. Son seul entourage est constitué de cinq domestiques aux tâches variées, tous Noirs – comme feu Mr Scaife – alors qu'elle-même est Blanche.
A Eltonsbrody, le vent souffle follement. Dans les arbres mais aussi, semble-t-il, à l'intérieur, en courants d'air entêtants. Et il n'y a pas que le vent. Les vieux meubles, les marches d'escalier, les planchers, tout craque. D'étranges odeurs fleurissent. Les ombres jouent des tours aux yeux de Woodsley. Et pourquoi ces trois chambres condamnées à l'étage ? Paranoïa. Voire. Car plus les jours passent plus la vieille dame s'avère étrange. Affirmant sans vergogne des choses folles, passant sans cesse de la dignité aimable à la provocation la plus outrancière, elle donne d'elle un spectacle maniaque qui amène à se demander si elle est une folle meurtrière, une folle qui fantasme une malfaisance rêvée, ou une vieille folle qui s'amuse à choquer. Disant toujours trop mais jamais assez, elle se place elle-même dans une posture « cachée en pleine vue » qui rappelle La lettre volée de Poe. Car l'ambiance ici est clairement à Poe, un Poe illustré par Corben. Les lieux, les protagonistes, le mystère, les soupçons, la volonté de Woodsley de savoir sans faire la seule chose raisonnable : fuir, évoquent autant l'auteur du Corbeau que les « House of Mystery » et « House of Secrets » de DC Comics – a fortiori car l'histoire est une histoire à chute et qu'il y a du grotesque à l'affaire.
Au-delà du divertissement, Eltonsbrody est aussi un livre triste sur la malédiction des origines et les inégalités structurelles dans les sociétés coloniales. Derrière la carte postale : nature magnifique, mer traîtresse, couchers de soleil grandioses, et poissons grillés, la réalité est plus sordide. Les pécheurs pauvres de la Barbade vivent dans de misérables masures. Les champs sont encore de canne à sucre. Les domestiques d'Eltonsbrody – tous Noirs – parlent un créole très basique qui exprime leur absence d'éducation, et n'ont que des noms sans Monsieur ni Madame, contrairement à Scaife et Woodsley. Mrs Scaife les aime pourtant, de son surplomb, comme des enfants. Et si feu Mr Scaife était noir, il était médecin et riche, ce qui faisait de son mariage avec la pauvre mais blanche Mrs Scaife un mariage « de haut en bas » et simultanément « de bas en haut » (Cf. Bourdieu, Le bal des célibataires) tant pour l'un que pour l'autre ; double intérêt bien compris qui, pourtant, fit un mariage d'amour.
Mais de ce mariage naquit Mitchell que sa mère n'aima jamais car il avait pris le côté noiraud de son père (comme Mittelholzer lui-même, issu aussi d'un couple mixte et qui en souffrit sa vie durant) et que, cerise sur le gâteau, il épousa une Portugaise créole. Et ici, dans ce malheur de Mitchell qui fait écho à celui de son auteur, c'est à Lovecraft qu'on pense. A la hiérarchie raciale de l'époque, à la vision racialiste d'un monde qui différenciait les droits selon d'obscures divagations biologisantes, et à la peur panique de ce sang impur qu'on ne peut dissimuler si on a la peau sombre – si on est donc ce Swarthy Boy (titre de son autobio) que fut Mittelholzer, loin, si loin du WASP que Lovecraft se flattait d'être et qui dominait encore le monde anglo-saxon.
D'où, peut-être, dans "Eltonsbrody", la quête folle des os et des squelettes qui devraient prouver que les différences ne sont que superficielles mais qui est aussi une façon d'éliminer ce qui fâche : la couleur de la peau.
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