Bangladesh aujourd'hui, Dakha pour être précis,
quartier de Wari pour l'être encore plus en ce qui concerne le début du récit. Indelbed est le fils du Dr Kaikobad, un ivrogne raté, honte et désespoir de l'ancienne et riche famille Khan Rahman. Il est aussi le fils d'une mère morte en lui donnant naissance, moment fondateur et conclusif à la fois qui fit de Kaikobad ce qu'il est devenu et de la vie de l'enfant Indelbed celle d'un petit humain dont l'acte de décès de la mère porte la mention
« Morte par Indelbed ».
Ceci posé, si Indelbed vit près d'un père qui ne sait pas l'aimer, ne le scolarise pas, et n'a les moyens ni d'entretenir la grande maison historique dans laquelle ils vivent avec le vieux domestique Butloo ni de mettre sur la table de quoi se nourrir correctement, il n'y a ni animosité ni violence dans la cellule familiale ; Kaikobad, anéanti par son veuvage, n'est plus en état d'assumer quoi que ce soit, mais sa rage est tournée contre lui-même, jamais contre Indelbed.
Et voilà qu'un jour, alors qu'il a dix ans et que sa famille élargie découvre avec consternation qu'Indelbed n'a jamais mis un pied à l'école, Kaikobad tombe dans un étrange coma dont rien ne semble pouvoir le sortir. Le petit garçon découvre alors que la famille Khan Rahman est bien plus qu'elle ne paraît, qu'il y a plus à son père que ce que l’œil voit, que les djinns des légendes musulmanes existent vraiment, et qu'ils fraient depuis longtemps avec sa famille paternelle.
Pas le temps de se réjouir de ce prodige, Indelbed se trouve presque immédiatement plongé dans une aventure incroyable qui deviendra proprement terrifiante pour lui quand il s'avère qu'il est au cœur d'un conflit politique antédiluvien qui traverse le peuple djinn.
Avec "Djinn City", Hossain poursuit l'exploration du monde djinn entamée dans ses textes précédents. Et si Escape from Baghdad laissait entendre des choses, si The Gurkha and the Lord of Tuesday était encore plus explicite, ici tout y est et c'est à une visite guidée version longue de la réalité djinn que l'auteur convie son lecteur.
Voilà donc que les djinns existent vraiment. Qu'ils sont sur Terre depuis bien plus longtemps que les homo sapiens sans doute, qu'ils ont vécu à leur côté longtemps, magnifiques et puissants au-delà de toute mesure.
Orgueilleux, vantards, parfois jusqu'à la bouffonnerie, les djinns (dont existent plusieurs sous-types de force et de pouvoir différents) sont des êtres « magiques » ou biologiquement différents, capables de voir l'énergie noire et de la manipuler comme les humains le font de la matière ordinaire.
Ils sont aussi d'insupportables procéduriers capables de passer des siècles en procès, des créatures de contrats, de petites lignes, d'interprétation à la lettre des textes, de jurisprudences controuvées. Des créatures, encore, engoncées dans des myriades de règles légales dont la moindre n'est pas cette Seclusion (Isolement ? Lu en VO, donc je ne sais pas) qui force les djinns à la discrétion, loin des affaires humaines, depuis la fin de la « Grande Guerre » qui opposa, il y a si longtemps, djinns et djinns pour des motifs oubliés.
Discrets peut-être mais toujours là, les djinns ont des contacts réguliers avec des humains qui sont leurs Emissaires et font le lien entre eux-mêmes et le monde.
D'idéologie féodale, tissant entre eux mêmes ou avec leurs clients humains des relations basées sur la féalité, les djinns vivent dans un monde non monétaire où la dignatas, conférée par les succès et le prestige, sert de monnaie d'échange et détermine en partie l'auctoritas d'une être, qui elle-même détermine la probabilité qu'il soit obéi. Foin de la richesse monétaire, la « monnaie » des djinns est la dignatas, et l'auctoritas qu'elle confère peut donner de grand pouvoirs à quelqu'un qui, extérieurement, a l'air d'un gueux.
Et voilà donc que, nous dit Hossain, ces djinns luttent les uns contre les autres, connaissent les questions et les conflits qui, peu ou prou, agitent notre monde. Conflit entre Anciens et Modernes, entre Créationnistes (les djinns sont naturellement magiques, crées par Dieu) et Evolutionistes (ils sont des animaux comme les autres), entre Isolationnistes et partisans d'une implication plus grande, entre « Amis des humains » et tenants d'une politique d'éradication, les djinns sont nous en plus puissants mais pas plus sages, créatures de rancœur et de folie en dépit du recul historique que devrait leur conférer leur longévité.
Et voilà surtout que la famille d'Indelbed, son père ( projeté dans un ailleurs platonicien), son cousin Raïs (forcé de vaincre sa paresse pour s'impliquer dans de terribles affaires mondiales), sa tante (qui use de tout son savoir légal pour manipuler les djinns sur le terrain judiciaire), son grand oncle (au jeu particulièrement trouble), est impliquée dans un conflit qui couvait depuis longtemps et approche maintenant d'une conclusion terrifiante. Et qu'Indelbed lui-même se retrouve prisonnier en un lieu où il connaîtra des épreuves qui le changeront au-delà de l'imaginable.
Avec "Djinn City", Hossain rend un bel hommage à la légende (à moins qu'il n'en sache plus qu'il ne dit...). Ses djinns sont conformes à l'image qu'en donnaient les contes orientaux. Métamorphes, puissants, facétieux, peu fiables, pinailleurs.
On trouve même dans "Djinn City" des urnes magiques ou d'autres objets qui rappelleront aux lecteurs Sindbad le Marin (explicitement cité).
Anarchistes dans l'âme et rétifs à toutes autorités instituées, les djinns, jaloux de leur liberté, sont des créatures de contrat, des être surnaturels qui auraient lus Ayn Rand (!) et qu'Hossain place dans le monde moderne, au contact du monde et de ses technologies, comme les djinns arabes de la tradition l'étaient, au contact du leur. Les djinns utilisent le meilleur, qui est ce qu'ils créent, bien sûr – à fortiori dans leur vision du monde –, mais ne négligent pas pour autant ce que les humains ont pu inventer (vous avez dit bombes nucléaires ?). L'ensemble donne donc des djinns à la fois étonnamment humains et radicalement étrangers ; c'est très bien fait et jamais ridicule pour peu qu'on accepte le postulat de départ – et toi, lecteur, suspendre l'incrédulité, ça, tu sais faire.
C'est donc un roman très plaisant à lire que ce "Djinn City". Magique, rapide, toujours intrigant, parfois révoltant, il ne pêche que par une scène un peu ratée avec le chef d'un cartel, et par une fin vraiment rushée qui déçoit par la précipitation qu'on y décèle. Soit une suite est prévue ce qui sauverait un peu la fin, soit ce n'est pas le cas et alors quel coïtus interruptus !
Ceci dit, quand je cherchais en librairie à neuf ou dix ans des « histoires des Mille et Une Nuits » (sans savoir vraiment ce que ça signifiait), je serais mort de plaisir si j'étais tombé sur ce livre ; et je n'hésite pas à dire que, fin mise à part, j'ai pris aujourd'hui un plaisir immense à lire "Djinn City".
Djinn City, Saad Z. Hossain
Commentaires
@ Maman : Vas-y, ça vaut la peine d'être essayé.
C'est dommage pour la fin, mais ça reste quand même fort intrigant, je note, merci.