The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

Ring Shout - P. Djèlí Clark

Pour comprendre "Ring Shout", le dernier court roman de P. Djèlí Clark, il faut connaître un peu l'histoire du film Birth of a Nation.

Sorti sur les écrans en 1915, le film de D. W. Griffith, qui adapte les romans The Leopard's Spots et The Clansman de Thomas Dixon Jr, est une œuvre monumentale comme personne n'en avait vue à l'époque. Pensé pour le grand écran, long de plus de trois heures, doté d'une partition musicale tonitruante composée spécialement (le président Wilson aurait dit qu'on y voyait « l'Histoire écrite avec la foudre »), le film, muet, raconte une version raciste et ségrégationniste de l'Histoire américaine – les livres se pensant comme des « réponses » à La case de l'Oncle Tom.

En deux grandes parties, Birth of a Nation raconte, jusqu'à la capitulation du Sud, la guerre de Sécession et ses causes immédiates, puis l'humiliation « imposée » aux Sudistes par les profiteurs de guerre nordistes associés à des Noirs ou Métis cherchant à prendre leur revanche sur les Blancs.
Le tout culmine dans l’agression sexuelle de la jeune fille blanche d'un ex-colonel confédéré qui préfère se suicider en se jetant dans le vide plutôt que de lui céder, et dans la création du KKK par le père désespéré qui réunit autour de lui quelques hommes pour retrouver et pendre le « responsable » de la mort de sa fille (ceci au milieu de maintes autres péripéties où la violence des Noirs à l'égard des Blancs est toujours présente). On retrouve ici l'angoisse fantasmatique des Blancs américains à propos du Noir violeur de l'innocence blanche (cf. To kill a mockinbgbird par ex.), un sacrilège double car d'une part il touche à la virginité des filles et à la « propriété » des femmes et que d'autre part il peut engendrer la création de Métis, des mongrels, les pires des hommes pour un ségrégationniste pur et dur comme Dixon qui peut penser par ailleurs que certains Noirs peuvent être bons et doux (« des domestiques loyaux »).

Présenté à une population pleine des préjugés liés à l'esclavage et habitée, pour une partie d'elle même, par le ressentiment post-Guerre de Sécession dans un pays où les lois Jim Crow – qui assurent la ségrégation, dont Dixon, pas esclavagiste, était un fervent partisan – sont en vigueur depuis 1876, le film a un impact colossal, jusqu'à la Maison Blanche où il bénéficie d'une projection privée.
Muet, donc ponctué par des panneaux qui affichent les dialogues ou les pensées en slogans aussi simplistes que des présentations Powerpoint, il assène  sans la moindre nuance le message de ses auteurs dont l’essentiel tient dans le premier panneau : « C'est en amenant l'Africain en Amérique qu'on a semé les premiers germes de le discorde ». Tout est dit.

S'inspirant dans certaines scènes des daguerréotypes historiques de Mathew Brady (confondant donc dans les esprits la fiction du film avec l'Histoire des USA), il a sur une population ignorant tout de la grammaire cinématographique un effet émotionnel énorme  au point que la fin de la première donne lieu à une bronca qui ne cesse qu'à l'entrée du réalisateur sur scène sous les acclamations des spectateurs.
Au point aussi que le KKK renaissant tira son nouveau costume de celui qu'arborent les klanistes dans le film et qui n'est pas leur costume original. De 1915 à 1925 environ, le nombre des adhérents du KKK passa de quelques milliers à 5 millions. Pas uniquement à cause du film, mais en partie en raison de l’iconographie qu'il avait tendu à populariser et à rendre présentable et de l'idéologie à laquelle il offrait un véhicule « artistique ».

Le film fut donc un instrument de propagande, offrant un poids émotionnel intense aux sentiments revanchards des Sudistes et créant ex-nihilo une foule effrayée et haineuse, cette foule dont André Suares disait qu'elle est la bête élémentaire, dont l'instinct est partout, la pensée nulle part. Cette foule qui aujourd'hui encore vit dans le peur de ce qu'aux USA on appelle le « angry black man », avec les conséquences qu'on sait.

Revenons à "Ring Shout".
Début des années 20.
Aux USA, spécialement dans le Sud, le KKK est en majesté, défilant à visage découvert dans les villes et prêchant sans la moindre vergogne son message haineux – sans oublier les actes qui vont avec et que la justice ne sanctionne jamais.
Contre le Klan se dressent trois jeunes femmes et leurs alliés. Maryse Boudreaux, qui a connu l'horreur et depuis tue les monstres. Sadie, que l'Histoire de l'Afrique ancienne passionne et qui tue les monstres. Chef, qui a fait la Grande Guerre en se faisant passer pour un homme au sein des Harlem Hellfighters et qui tue les monstres.
Tuer les monstres n'est ici pas métaphorique. Dès le début on comprend qu'une partie non négligeable des klanistes sont possédés par des « esprits » qui en font des sortes de loups-garous surpuissants – invisibles à l’œil humain normal – contre lesquels il faut toute l'habilité des trois femmes et l'épée enchantée de Maryse pour espérer vaincre. Car oui, il y a une épée enchantée.

Là, j'ai craint le pire. Une sorte d'urban fantasy nunuche avec filles futées, armes magiques, et lycanthropes cachés. Il y a bien les trois dans le texte, mais ça ne change rien au fait que c'est un chef d’œuvre, aussi fort dans sa tonitruance que Birth of a Nation.

Entourées d'alliés parmi lesquels la sorcière traditionnelle Nana Jean (une femme de la communauté Gullah au parler presque incompréhensible là où celui de Maryse, qui raconte à la première personne, est juste grammaticalement déficient), les Ring Shouters qui chantent en transe le malheur pour invoquer la magie, la juive allemande marxiste Emma qui rêve d’intersectionnalité avant l'heure et se heurte au scepticisme de Chef, convaincue elle que l'infériorité sociale des Noirs est ce qui rassérène les prolos blancs qui, de ce fait, ne voudront pas qu'elle cesse, Maryse et ses amies se trouvent plongées au cœur d'une guerre cosmique entre principes opposés dans laquelle le sort des Noirs ou des Blancs n'est en fait que très secondaire.
Car si la haine de certains Blancs pour les Noirs a fait de ces Blancs les premières cibles des entités extra-dimensionnelles qui veulent s’approprier le monde, c'est des humains comme proies qu'il s'agit ici, dans une guerre qui impliquera de chercher de très sinistres alliés pour espérer vaincre. C'est la Haine et le Mensonge qui cherchent à vaincre, et la Haine et le Mensonge ont des bouches assez grandes pour engloutir n'importe qui (elles avaient même englouti Leo Frank comme le rappelle Emma).

Créant, à partir d'un début apparemment banal, un récit d'horreur cosmique qui place les souffrances des Noirs au cœur des enjeux, P. Djèlí Clark livre un texte époustouflant au sens strict du terme qui ne cesse de prendre de l'ampleur au fur de sa progression.
Rappelant autant Lovecraft que Ligotti, il crée une anti-vie dont le seul but est de dévorer la vie pour sa propre subsistance – et matérialise ici un principe haineux en lui donnant une forme qu'on peut combattre physiquement.
Ne reculant devant aucun excès, il livre un texte sous tension constante qui rappelle autant par moments le Hellraiser de Barker qu'une version cauchemardesque d'Alice au pays des merveilles.

Mêlant l'Histoire contemporaine et les préjudices dont elle est porteuse avec l'Histoire plus ancienne des esclaves vendus par leurs chefs ou rois, il tisse le récit d'une vengeance qui refuse de basculer dans la haine et affirme que la souffrance doit être dite pour aller de l'avant et pas pour régler des comptes (y compris avec Lovecraft à qui l'auteur fait une allusion sans le nommer vers la fin comme l'un des nouveaux grands prêtres qu'il faudra combattre pour éradiquer la haine et les entités qu'elle attire).

Il rappelle clairement le rôle qu'a joué Birth of a Nation dans la culture américaine jusqu'à nos jours en en faisant le catalyseur des invocations qui permirent la première entrée des entités dans notre monde, puis celui de la deuxième tentative contre laquelle combattent les héroïnes du livre au péril de leur vie.
"Ring Shout" est donc un texte énorme, d'une puissance rare, qui plonge aux racines du Mal pour tenter de l'extirper, métaphoriquement ici afin que peut-être d'autres que Maryse et ses alliées le fassent aussi irl sur le plan culturel et regardent le passé en face pour pouvoir le dépasser.
On notera que, loin de la cancel culture qui gangrène notre présent, DJ Spooky présente le film et organise des débats autour, ce qui est une attitude adulte proche de celle de P. Djèlí Clark ici.

C'est donc un texte à lire absolument pour ce qu'il dit, et tout autant pour la manière brillante dont il le dit ou la force irrésistible qu'il y met.

Ring Shout, P. Djèlí Clark

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