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Gromovar
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"Chinatown Intérieur" (avec une virgule) est le dernier roman de l'Américain d'origine taïwanaise Charles Yu. Ce titre doit s'entendre autant comme l'annonce d'un voyage dans un Chinatown interne à chaque "Chinois" que comme un titrage de scénario indiquant où et dans quel type de décor se passe la scène.
Willis Wu est un jeune Américain d'origine taïwanaise - tiens donc. Depuis sa prime enfance, il rêve de devenir Mister Kung-Fu, star d'une série dans laquelle il brillerait en exacerbant son asianitude (comme il y a une négritude). Mais Willis n'y est pas encore, pour le moment les seuls rôles qu'on lui propose sont au bas de l'échelle de la gloire : 'Asiat de service' mort, 'Asiat de service' vivant sans réplique, 'Asiat de service' vivant parlant, etc. Parfois aussi il meurt. Et dans ce cas, il ne tourne plus pendant 45 jours, le temps que le public oublie sa silhouette indistincte ; Wu se rêve grand mais il n'est qu'une "face de citron" comme une autre, sans rien de distinctif pour qui ne le connait pas personnellement.
La série policière dans laquelle il tourne, "Noir et Blanc", est un mix troublant de société du spectacle, de marketing, de quotas à l'américaine, et de culpabilité esclavagiste mal digérée. On y suit les exploits, à Chinatown, de Green, la sexy inspectrice blanche, et de Turner, l'irrésistiblement viril inspecteur noir.
Wu - et ses semblables Asiatiques - sont backstage ou dans
le fond, silencieux, morts, ou passant le balai, toujours génériques, toujours
secondaires, comme des éléments animés du décor et avec guère plus
d'importance narrative - des Redshirts ou des placeholders. L'important ici c'est que le public voit bien comment un Noir
et une Blanche peuvent s'entendre à merveille, être cools, résoudre des affaires -
toujours liées au "sens de l'honneur" des Asiatiques -, et donner l'envie d'une
société où toute tension raciale serait apaisée car la tension Blanc/Noir, la seule qui vaille, le
serait.
Le jeu de la série et de la société se passe entre Blancs et Noirs
(les semaines actuelles l'illustrent hélas), les Asiatiques n'y sont
que des figurants ;
l'épicier coréen de Do the Right Thing a beau dire qu'il veut aussi jouer
au jeu des races, aux USA le game est entre Blancs et Noirs et peu importe si la présence
chinoise est aussi ancienne que la présence noire et tout aussi discriminée, y
compris légalement.
"Au civil", près de ceux qui savent le distinguer des autres et pour qui il est une personne distincte de toute autre, Wu vit dans un HLM de Chinatown, quelques étages au-dessus de ses vieux parents, qui ont connu des jours meilleurs quand son père était Mister Kung-Fu et sa mère une 'femme asiatique' mystérieuse, sexy et exotique.
Il y côtoie quantité d'autres Asiatiques, d’immigration plus ou moins récente, dans un mélange bigarré de langues et d'origine. Solidarité et individualisme se mêlent aux odeurs et saveurs de l'enfance, des gens normaux finalement.
En bas de l'immeuble, il y a le restaurant chinois Le pavillon d'Or. Toutes les"faces de citron" y travaillent, parallèlement à la série télé. Où serait-il crédible et cohérent que des "faces de citron" travaillent sinon ?
Entre narration du temps présent, récit de la vie des parents, et flashbacks, c'est à une généalogie de Willis Wu (et au-delà de lui de bien des Asiatiques américains) que se livre Charles Yu. Quelle part est biographique ? Qu'importe ?
Le roman nous dit sa vie, il nous dit aussi la réalité de la vie d'une
diaspora asiatique parfois présente depuis des décennies ou plus sur le sol
américain.
Il dit l'espoir de venir aux USA, vus comme terre promise, pour vivre mieux ou sauver sa vie.
Il dit l’amour de la culture US véhiculée par les films et la musique, mass medias égalisateurs d'une culture mondiale dans laquelle l'imaginaire US domine au point d'apparaitre comme le seul désirable, attirant ainsi vers les USA des émigrants du monde entier, aimantés par les limelight comme les phalènes par l'ampoule qui les grillera après les avoir éblouis.
Il dit la pauvreté de gens qui sont les dernières roues du carrosse américain, pauvreté qui n'est jamais misère : assez de solidarité existe pour que ces pauvres s'entraident et vivent enserrés dans un réseau de sociabilité qui empêche pratiquement l'exclusion.
Il dit l'amour familial et le devoir filial, omniprésents, importants et contraignants à la fois.
Il dit le racisme, violent ou casual, légal ou social, volontaire ou
pas, toujours éprouvant en tout cas. Et toujours inévitablement réducteur, tout
Asiatique étant potentiellement un Chinois
(mystérieux, joueur, opiomane) ou Japonais
(salauds de Japs qui ont fait Pearl Harbor !), avant de devenir un
vieux sage qui en sait long après avoir été - si les dieux ont été favorables
- un maitre Kung-Fu puissant et majestueux. Quand aux femmes elles sont
inévitablement mystérieuses, fatales, sexy, idéalement des prostituées aux robes fendues haut,
avant de devenir des vieilles femmes, caricaturales en tenue de paysanne asiatique ou indiquant par leur robes non fendues que mystère et érotisme ne sont plus leurs attributs.
De rêve en désillusion et d'espoir d'ascension en stagnation archétypée, "Chinatown intérieur" dit en fait l'escroquerie US, le rêve n'étant pas réalisé et devenant le cauchemar américain comme le disait Malcolm X au début du film éponyme.
C'est bien fait. Juste, souvent émouvant, et assez rare s'agissant d'une "communauté asiatique" bien polie et bien proprette pour être noté.
Et puis, "Chinatown Intérieur" est une mise en roman de l’œuvre de
Goffman et de son
bien connu
La mise en scène de la vie quotidienne. Une magistrale mise en roman.
Pour Goffman, les interactions sociales sont des jeux de rôles comparables à des saynètes théâtrales. Chacun y est acteur et spectateur à tour de rôle. Chacun doit jouer le rôle qui lui est échu sans trop en dévier sous peine de ruiner l'interaction et de s'attirer réprobation ou honte.
Chaque interaction prend place dans un cadre, un décor, et met en scène des rôles qui sont autant de masques rendant l’interaction possible car bornant le champ des possibles en fonction des attentes de chacun - ou plus précisément de celui qui a le pouvoir de définir le cadre.
Problème global : aux USA le cadre est défini par les Blancs. La domination (que Bourdieu appellerait ici symbolique) donne aux Blancs le pouvoir - accepté par les Asiatiques - de définir le cadre de l'interaction et de distribuer les rôles.
Les Asiatiques sont cantonnés (désolé) à des rôles caricaturaux et archétypiques. Les lieux asiatiques même doivent aussi correspondre aux attentes (restaurants, laveries, etc.). Aucune ascension possible au-dessus du plafond de verre, et même quand un Asiatique (voir Grand Frère dans le roman) sort du rôle et devient avocat par exemple, l'archétype (l'obligation de prendre un accent stupide par exemple) continuera à lui coller à la peau quoi qu'il puisse être devenu.
C'est pour cela que le roman est, du début à la fin, construit comme un scénario, et pour cela aussi qu'à divers moments on ne sait plus si Willis est dans le jeu de la série ou dans sa vie propre. Les Asiatiques américains - c'est la thèse de Charles Yu - ont intégré, incorporé les codes narratifs et les rôles que la société américaine blanche leur a imposés et ne peuvent quasiment plus en sortir - car, Goffman encore, l'acteur doit être convaincu pour être convaincant et chaque représentation réussie accroit sa conviction. La plupart des Asiatiques acceptent et jouent le rôle, essaient même de le jouer bien. Il n'y a qu'entre eux qu'ils peuvent être un peu authentiques, mais pas complètement tant leurs objectifs, par exemple, sont hétéronormés.
Element dramatique : Willis Wu remet plusieurs fois en cause son rôle, provoquant ce que Goffman appelle une rupture, qui risque de remettre en cause la qualité de la représentation, de la rendre impossible, mais qui, à terme, peut signifier que les acteurs n'acceptent plus leur rôle et veulent en changer - rappelons ici que le rôle correspond en gros aux faisceaux des attentes sociales liées à un statut particulier, ici ethnoracial : l'Asiatique doit faire l'Asiatique, il doit faire asiatique, il doit prouver son identité d'Asiatique dans l'imaginaire américain en se conformant parfaitement au stéréotype qu'est l'Asiatique dans l'inconscient collectif américain.
Ce sont ces
ruptures et la narration biographique qui font l'avancée et l'intérêt du
roman : Qui est Wu ? Qui sont ses parents? Qui est son amie ? Que font-ils sur la scène de théâtre américaine ? Avec quel rôle ? Selon quelle marge de manœuvre ? Et que peut changer Wu au rôle qui lui est assigné ? Y a-t-il même pour lui un rôle qui ne soit pas celui d'un figurant, d'une guest-star dispendable entre Black and White ?
"Chinatown Intérieur" est donc à la fois un bon roman, passionnant et émouvant, et une mise en fiction originale, intéressante, et innovante de l’œuvre de Goffman. A lire pour découvrir ce qu'est une vie bridée par les stéréotypes et comprendre pourquoi il est si difficile de sortir du rapport Dominant/dominé, ce rapport, Bourdieu l'a montré notamment dans La domination masculine - qu'ont si mal lu certaines féministes -, qui ne fonctionne que parce que les deux parties y croient.
Chinatown Intérieur, Charles Yu
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