Chris Kyle était un sniper des Navy Seals. Actif pendant la guerre d'Irak, il
a 160 tués « confirmés » à son actif et on dit qu'en fait il a abattu en
mission 255 personnes en tout. Décoré quatre fois de la Silver Star Medal – et
de cinq autres médailles –, il est considéré comme un héros national et devint
légendaire comme le sniper au plus grand nombre de tués « confirmés ».
Le 2 février 2013, il fut abattu de six balles par Eddie Ray Routh, qui tua aussi de sept balles Chad Littlefield, l'ami de Kyle qui se trouvait là.
"L'homme qui tua Chris Kyle" est une BD documentaire de Nury et Brüno.
Elle donne à voir le personnage de Kyle, son meurtre, le contexte dans lequel
celui-ci se produisit, et les conséquences qu'il engendra.
Neutre et factuel, "L'homme qui tua Chris Kyle" n'est ni une apologie ni un
réquisitoire contre Chris Kyle. Et pas plus en ce qui concerne son meurtrier,
Eddie Ray Routh. De fait, l'album est une plongée très documentée dans les
dysfonctionnements chaque jour plus criants de la démocratie et de la société
américaines.
Au début du film Malcolm X, Denzel Washington dit
« Le rêve américain connais pas, nous vivons chaque jour le cauchemar
américain ! ». C'est de ça dont parle l'album, du cauchemar américain.
Car que voyons-nous ? Que nous dit l'histoire de Chris Kyle ?
Nous y voyons un vétéran rentré à la maison auréolé de gloire pour avoir
surperformé dans une guerre injuste – et qui surmonta un PTSD en créant une
société de sécurité privée (des mercenaires) dont le slogan était : « Contrairement à ce que ta
maman t'a dit, la violence règle bien des problèmes ».
Nous y voyons un ex-marine, revenu des zones d'opération brisé par un PTSD,
qui erre entre conduites addictives, troubles psychiatrique divers, violence,
et paranoïa de plus en plus galopante.
Nous y voyons une jeune et jolie femme qui ne sait pas encore qu'elle sera
bientôt la veuve la plus célèbre d'Amérique après Jackie Kennedy.
Nous y voyons un pays qui glorifie une sale guerre, pardonne à ceux qu'il
présente à l'opinion comme des héros (qu'ils sont d'un point de vue technique
et pour ce qui est de la loyauté et de l'engagement), et ne prend qu'un soin
très imparfait des soldats rentrés mutilés physiques ou psychiques d'un front
que rien ne justifiait si ce n'est la volonté d'utiliser la superpuissance, de
se venger, et d'imposer au monde un système de valeurs présenté comme
obligatoire.
Kyle – en dépit de déclarations abruptes et d'affirmations douteuses sur des
tirs qu'il aurait fait sur le sol américain lors des pillages consécutifs à
Katrina notamment – devint une légende très publique et très américaine en
franchissant toutes les étapes locales de la gloire :
Publication de ses mémoires
« American Sniper » dont Clint Eastwood
tirera plus tard
un film. Passages
sur Fox News
(la chaîne très conservatrice qui contribua à lancer la carrière politique
de Trump). Procès contre Jesse Ventura
(un vétéran qui joua dans Predator et devint gouverneur du Minnesota)
qui l'attaque en diffamation pour un motif futile lié au livre. Aides aux
vétérans handicapés qu'il amène à ses frais sur le champ de tir de Rough Creek
Lodge pour leur redonner goût à la vie en leur permettant de tirer des
centaines de cartouches à l'arme de guerre. C'est là qu'il sera tué par le
dernier vétéran qu'il aura accepté d'aider.
Donc, le meurtre. La traque. L'enquête judicaire. Mais dehors tout s'emballe.
Si Kyle passe backstage pour le reste de l'histoire, celle-ci ne fait,
en fait, que commencer, et de là tout s’enchaîne. La couverture médiatique des
faits est forte. Les proches des deux hommes – tueur et victime – passent sur
toutes les télés, témoignent, disent leur version des protagonistes. Et c'est
à cette occasion que naît une « héroïne » télévisuelle américaine : Taya Kyle,
dans un rôle de veuve chrétienne, aimante, digne, courageuse, que Fox News
notamment met fortement en avant.
Cérémonie d'hommage public, honneurs militaires, panégyrique prononcé par Taya
– qui fait publier peu après un livre posthume de Kyle : « American Gun : A
history of the U.S. in ten firearms » (!). Re-passage sur Fox News. Plaidoyer
renouvelé pour la liberté de port d'armes – cette fois prononcé par une femme
qui en a été victime. Procès perdu contre Ventura qui, par médias interposés,
endosse le rôle du méchant qui vole la veuve et l'orphelin et accroît de fait
encore la popularité de Taya – la controverse se déployant même sur Twitter,
c'était un début.
Puis Taya , grâce aux droits d'auteurs des livres et aux droits d'adaptation
cinéma, crée une fondation Chris Kyle d'aide aux vétérans, fait de la pub pour
une société d'armes de chasse, fait la promo du film sur son mari, jusqu'à
être présente aux Oscars – alors que le procès est en cours – pour cette œuvre
très pro domo qui fut un énorme succès aux USA. On verra même Michael Moore
protester, et Sarah Palin insulter Michael Moore sur FB ; les USA, tous les
USA, et rien que les USA.
Nury et Brüno montrent bien sûr le procès, aussi médiatisé que celui de O.J.
Simpson. A la sortie, comme prévisible, l'irresponsabilité pour abolition du
discernement n'est pas retenue ; Eddie Ray Routh est condamné à la prison à
vie.
Nouveau livre coécrit,
« American Wife, A Memoir of Love, Service, Faith, and Renewal ». Re-Fox News. Nouvelle pub, pour un
fabricant d'armes de guerre. Chris est mort, Eddie en prison,
Taya existe.
C'est donc à une démonstration que nous convient les auteurs. Ils nous
montrent à partir d'un exemple concret le fonctionnement de la société du
spectacle américaine, capable de recycler tout événement pour en faire de
l'entertainment rentable et de fabriquer des héros ou des héroïnes qui
justifient l'existence même du système et garantissent sa pérennité.
On y voit la pouvoir médiatique de création de la réalité sensible, le pouvoir
magique d'un monde des affaires qui, comme le roi Midas, change en or ce qu'il
touche, le pouvoir politique d'une femme venue dire que les armes doivent
rester libres et – citant la Bible – qu'il importe que les peines soient
purgées en dépit du pardon que la religion impose, sans oublier le pouvoir
militaro-industriel qui justifie une guerre injustifiable en dévoyant le
patriotisme d'un grande partie des Américains et en déployant drapeaux et
trompettes, ce qui est un prix modeste pour une campagne de légitimation.
Si tu as aimé, lecteur, la comédie ricanante
Team America, tu aimeras "
L'homme
qui tua Chris Kyle". Le point est le même, seul le ton change et les faits sont réels ici.
« Le rêve américain connais pas, nous vivons chaque jour le cauchemar
américain ! ». Depuis combien de temps maintenant ?
L'homme qui tua Chris Kyle, Nury, Brüno
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