"
Seules à Berlin" est un album historique de Nicolas Juncker. Il est librement adapté de deux écrits qu'il réunit :
Une femme à Berlin, texte autobiographique anonyme
(plus maintenant, elle s'appelait Martha Hillers) qui raconte le calvaire d'une allemande dans Berlin conquise par l'Armée Rouge, et
Carnets de l’interprète de guerre, d'Elena Rjevskaïa, une très jeune Soviétique, interprète pour le NKVD, qui entra dans le bunker d'Hitler. Juncker lie ces deux histoires en faisant se rencontrer les deux femmes, dans la ville en ruine où le chaos règne durant quelques jours alors qu'y rode le fantôme d'Hitler.
L'album s'ouvre sur quatre images de ruines. Bâtiments détruits, gravats, destruction. Puis une banderole qui pend dans les ruines :
« Joyeux anniversaire à notre Führer Adolf Hitler ». On est le 20 avril 1945.
Berlin en ruines. Des pendus pour « trahison », « lâcheté », ou « bolchevisme ». Des affiches menaçant de mort les pillards. D'autres, antérieures et involontairement ironiques, sur lesquelles on peut lire
« C'est au Führer que nous devons tout cela ! ». Des Berlinois, civils, parmi lesquels Ingrid, se terrent dans les caves comme des rats. Les hommes, atterrés, palabrent, Hitler dans toutes leurs phrases. Mais c'est la fin. Presque rien à manger ni à boire. Des bébés, nourris d'herbe, meurent de faim. Lothar, jeune, endoctriné, membre des
Hitler Jugend, y croit toujours, même si, là, il vient de retrouver la tête de sa mère, et qu'il veut l’enterrer non dans un placard mais dans le sol, en dépit du risque d'être à l'extérieur. Lothar porte une
croix de fer, elles étaient largement distribuées aux derniers défenseurs de Berlin lors de cérémonies grotesques qui donnaient l'impression que rien n'était encore fini pour le IIIe Reich.
Ingrid est allemande, elle travaille depuis longtemps pour la Croix Rouge. Elle parle russe. Elle n'a jamais fait de politique et ne s'y intéresse pas. Son mari, Werner, quelque part au front, est SS. Elle, bof, elle l'attend, c'est tout.
Puis les Soviétiques arrivent, pillages et viols de masse commencent.
Côté Armée Rouge, l'entrée dans Berlin signe une fierté militaire, la fin d'un calvaire de quatre ans, et l’extériorisation d'une haine violente pour ces Allemands ? Nazis ? Fascistes ?
(tout se mêle, dans le réel comme dans la tête des soldats soviétiques) qui ont commis tant d'atrocités depuis
Barbarossa et prévoyaient de faire des slaves un peuple d'esclaves dépossédés de leurs terres et destinés à servir les Aryens.
Evgenyia est très jeune, elle s'est engagée en mentant sur son âge. Elle est interprète pour le NKVD. Idéaliste, elle est convaincue de la justesse intrinsèque de la
Grande Guerre Patriotique. Elle pense qu'après avoir libérés les peuples de Russie puis de l'Est européen le pouvoir soviétique va maintenant libérer le peuple allemand
(dès que dirigeants et criminels nazis auront été liquidés). Elle pense aussi, comme d'autres auprès d'elle, que la fin de la guerre signe un tournant pour l'URSS et que la liberté va devenir la norme maintenant que le péril nazi est éliminé. Elle va être l'une des rares qui pénétrera dans le bunker d'Hitler et qui participera à la recherche de l'homme d'abord puis du cadavre ensuite.
Un hasard de réquisition affecte Evgenyia à l'immeuble dans lequel survit Ingrid, sous la coupe d'un officier soviétique. Les deux femmes vont, avec difficulté, apprendre à se connaître, chacune faisant un pas douloureux vers la vérité de l'autre, chacune découvrant aussi sans vraiment y croire - tant c'est incroyable - les horreurs perpétrées par le camp de l'autre. Evgenyia, plus jeune et plus inexpérimentée est ici en position de pouvoir. Elle l'utilise autant que faire se peut pour protéger Ingrid des soldats soviétiques, comme elle l'est des mêmes par son appartenance au NKVD.
Propagande, souffrances, exactions, silence. Voilà ce qui caractérise les quelques jours qui séparent l'entrée de l'Armée Rouge dans Berlin de la fin officielle du IIIe Reich.
Propagande des dirigeants du Reich qui incantent sur un retournement de situation proche alors que l’effondrement vient.
Propagande des Soviétiques qui se tirent la bourre entre officiers concurrents pour plaire à Staline qui a décidé que le Reichstag devait tomber pour le 1er mai, fête des travailleurs
(on dira presque : Quoi qu'il en coûte).
Souffrances des Berlinois assiégés dans une ville écrasée sous les bombes.
Souffrances des soldats allemands parfois très jeunes régulièrement fusillés après avoir été sommairement interrogés
(alors que la Convention de Genève est censée les protéger) ; une souffrance qui répond à toutes
celles qu’infligèrent l'armée allemande et les SS aux populations et aux soldats de l'Est.
Exactions les pillages et les meurtres de civils qui, ici encore, répondent à ceux perpétrés par les Allemands à l'Est.
Souffrances des femmes berlinoises violées par dizaines de milliers, dans des chambres, des caves, des couloirs, des arrières-cours. Comme Ingrid, qui, comme tant d'autres Berlinoises, choisira de s'attacher à un officier soviétique pour n'avoir qu'un unique violeur et, de plus, en tirer de quoi survivre.
"Comme Marta Hillers, de nombreuses Allemandes ont usé de cette stratégie : quitte à être violée, autant l'être par le même à chaque fois, par quelqu'un dont l'autorité tient les autres à distance et qui assure protection et subsistance - les mères de famille en particulier y ont vu un moyen de nourrir leurs enfants", explique la journaliste Ingeborg Jacobs, qui vient de publier Freiwild.
De bout en bout, dans les meurtres et dans les viols, c'est la loi du Talion qui s'applique, mais d'un peuple contre un peuple et pas d'un individu contre un individu.
Silence sur les exactions.
Silence sur la photo truquée du Reichstag.
Silence sur les viols (qui sont officiellement punis de mort mais sont pratiqués par tous au grand jour et sans risque aucun), alors que les viols de guerre sont condamnés depuis le XVI siècle par les tenants du droit naturel.
Silence sur les violences sexuelles à l'intérieur même de l'Armée Rouge.
Silence sur le traitement réservé par leurs compatriotes aux prisonniers soviétiques
(« dans l'Armée Rouge il n'y a jamais de prisonniers, il n'y a que des traîtres »).
Silence sur tout ce qui ne doit pas être su, sous peine de mort
(même tenir un journal est interdit).
Silence sur le déroulement de la campagne.
Silence sur les carnets de Goebbels retrouvés dans le bunker.
Et silence suprême sur le sort d'Hitler.
Car si le leader nazi se suicide le 30 avril en ordonnant que son cadavre soit brûlé pour ne pas devenir un trophée de guerre, et si sa mort est annoncée le 1er mai, des rumeurs de fuite courent, impulsées par les Soviétiques. Ce n'est que le 5 mai que son cadavre est retrouvé par un soldat soviétique, et il faudra jusqu'au 11 mai pour confirmer l'identité des restes, après un jeu de dupe entre officiers supérieurs de l'Armée Rouge.
Au final, la ville reprendra vie, peu à peu.
Les femmes allemandes déblaieront les ruines. Et seront souvent reniées par leurs maris rentrés du front, comme si elles étaient responsables de leurs viols ou plutôt comme si ces viols étaient une matérialisation tangible, domestique, et perpétuelle, de la défaite. La guerre est une affaire d'hommes qui s'entretuent, ou qui parlent de s'entretuer. Et de toutes les guerres, celles d’extermination sont les pires, car là tout est permis. Surtout sur les femmes.
Ambiance monochrome, visages émaciés, yeux exorbités, l'album te plongera, lecteur, dans un monde fait pour les rats, sûrement pas pour les hommes. Un monde où la folie meurtrière de quelques hommes retombe sur une multitude de femmes.
Tu y croiseras une femme symbole du sort tragique des Berlinoises, et une autre qui découvre douloureusement qu'entre les idéaux qu'elle est censée incarner et la réalité des faits il y a plus qu'un gouffre.
A lire pour prendre la mesure de ces quelques jours d'horreur.
Seules à Berlin, Nicolas Juncker
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