Terre.
Avant ? Après ? Supposons après. Pourquoi après ? Parce que dans le monde de
"La Marche du Levant" la rotation de notre planète sur elle-même dure
environ 300 ans. Il a donc dû se passer quelque chose. Mais quoi ? Au début
on n'en sait rien. Expérience magique hasardeuse ? Dérapage scientifique ?
Va savoir ! A la fin tu sauras. Même si toute ton histoire de lecteur te
hurle « Science »...
Sur la Terre lente, les jours durent donc 150 ans, les nuits aussi. Avec les
conséquences climatiques qu'on peut imaginer. Une face obscure gelée, une
face éclairée calcinée. La vie n'est possible qu'en face éclairée et loin du
zénith. Il y a donc une (en fait plusieurs, au moins deux) Marches du
Levant qui progressent jour après jour au rythme de la rotation terrestre ;
de 300 pas par jour pour Odessa, la capitale de la Marche Centrale, qui
sillonne, quand le roman commence, les plaines de Sibérie, entre les glaces
de la nuit sur son avant et le désert asséché sur son arrière.
Des Marches donc condamnées à aller sans cesse vers l'Ouest pour n'être pas
rattrapées par le désert.
Des Marches qui envoient des pionniers en avant de leur position pour
planter les arbres qui serviront 20 à 30 ans plus tard à construire, puis
encore plus tard deviendront charbon de bois, une fois traités par les
nomades qui suivent la Marche par son arrière, aux franges du désert. Toute
planification est à très long terme dans les Marches car, même si les
humains y vivent environ 150 ans, tout travail, tout projet, toute inflexion
dans le déplacement
(car il faut parfois virer au nord ou au sud pour éviter lac géant ou
montagne)
peut prendre l'essentiel d'une vie. Et que toute erreur dans ces domaines
condamnerait la Marche à un anéantissement inéluctable car le soleil, lui,
continuerait de monter.
Disons pour terminer que le temps se compte en lunaisons normales de 27 à 28
jours, qu'il y a bien des saisons, que la Marche Centrale est alliée avec un
peuple « barbare » au Nord, qu'elle fait une sorte de course avec la
maritime Marche des Tropiques qui seule pourrait l'aider à passer vite
l'océan, et enfin qu'il y a au moins un peuple du Couchant qui pérégrine,
lui, aux marges du crépuscule quand les Marches du Levant suivent l'aube. Et
que Couchant et Levant se haïssent.
Disons enfin, pour terminer vraiment, qu'une prophétie, des versets très
anciens fondements d'au moins deux religions, prédisent l'arrivée d'une
enfant qui deviendra reine, unira les Marches et les guidera jusqu'à un
artefact fabuleux, L'Arche du Destin, qui s'ouvrira alors pour les humains
et les conduira vers un monde où il n'auront plus à fuir devant l'inexorable
ascension du soleil. Ceci n'arrivera bien sûr que lorsque la rotation de la
Terre sur elle-même prendra exactement 4000 lunaisons, ce qui est le cas,
semble-t-il, de la rotation en cours.
L'accomplissement de la prophétie est divisée par Izen en trois « chants »
(qui devaient être les trois tomes d'une trilogie si j'ai bien
compris).
Dans le chant I, lecteur, tu feras la connaissance de Célérya, une assassine
membre de la Guilde, en mission avec un barbare du Nord nommé Oroverne. Le
duo d'aventuriers tisse un lien de respect et, disons-le, d'amitié, forgé au
combat. Tu verras aussi lecteur, les manigances d'Ak Bhalak, le nomade du
désert qui, à partir d'un mince indice, va « sélectionner » puis former la
reine à venir et faire en sorte que la prophétie s'accomplisse, sans hésiter
à la faire retourner dans son lit (la prophétie) de force quand
elle risquait d'en sortir
(l'Histoire est plus satisfaisante quand on la guide, apparemment).
Tu verras enfin l'Archiprêtre d'Odessa, le potentat de la Marche, qui
mélange pouvoirs spirituels et temporels, et use de maints stratagèmes pas
tous très ragoutants pour asseoir une autorité qui ne lui sert qu'à
satisfaire son goût du pouvoir et sa mesquinerie méprisante. Un homme
cynique en manigance permanente.
Dans le chant II, tu assisteras à la chute de l'Archiprêtre après un
complot/révolution/coup d'Etat. Tu assisteras à l'ascension au pouvoir, un
pouvoir plus humain, de Akeyra, la jeune nomade destinée à devenir reine, à
unifier les Marches, et à sauver l'humanité. Tu verras les religieux
s’accommoder de la nouvelle organisation du pouvoir. Ici la tournure est
plus directement politique.
Enfin, le chant III est celui de l'union des Marches, du voyage vers
Amerika, des dernières épreuves (certaines immenses) qui jalonnent le
chemin vers l'intérieur de l'Arche du Destin. Politique aussi car ce n'est
pas par la conquête qu'Akeyra unifie les marches mais par, entre autres, le
« doux commerce » de Montesquieu. Néanmoins, ce chant ne manque pas de
périls ni d'aventure car l'Arche du Destin n'est pas convoitée que par le
Levant et qu'il « faudra la mériter »
(comme le dit un jour la sorcière à un Conan en route pour Zamora).
Dans les chants II et III, après avoir aidé à l'ascension d'Akeyra, Célérya
devient la conseillère et peut-être la seule amie d'une légende incarnée.
L'ensemble est un roman de temps long. Des dizaines d'années entre le début
et la fin des événements. Le besoin de voir des décennies à l'avance dans
quelle direction aller, quel matériel préparer, quelles compétences
développer. La société des Marches peut prendre n'importe quelle forme mais
elle ne peut jamais être une société du statu quo ou de l'attente.
"
La Marche du Levant" est le premier roman, à paraître, de Léafar
Izen. Fantasy ou pas,
grande erreur de Kiev
ou non, il en évoque quantité d'autres qui l'ont précédé.
Le monde inverti de Chrisopher Priest bien sûr mais pas seulement. On
peut penser aussi à certains textes de Greg Egan à la physique controuvée.
Tu penseras aussi aux
Nefs de Pangée, pour la pérégrination, le temps long, et pour la fin aussi. Car il y a
une fin dans "
La Marche du Levant" qui t'explique enfin, lecteur, ce
qu'il en est de tout ça.
Tu penseras parfois à Conan pour le côté baroque d'une fantasy qui, en dépit
de ses deux personnages principaux féminins, ne sacrifie pas à tous les tics
nerveux de la littérature all-inclusive.
Quant aux prophéties, de la Belgariade à la Roue du Temps,
c'est avec la carte (absente) une tarte à la crème de la fantasy.
Mais ici Izen la traite de façon intéressante en montrant en quoi elle est
auto-réalisatrice (comme on dirait en économie), en quoi elle peut
même être manipulée par ses propres dévots, comment elle est programmatique
donc performative. Il suffit peut-être d'un beau mythe pour faire avancer
l'humanité, c'est ce qui dit Izen. C'est peut-être ce qui nous manque depuis
que Dieu est mort et Marx aussi.
Izen crée, de plus, un monde original
(même si pas toujours facile à comprendre), et quelques lieux qu'on
se plaît à visualiser sur l'écran noir de l'imagination : l'effondrement
glaciaire ou la marche lente d'Odessa sont de vrais spectacles, tout comme
la magnificence d'une ville de 400000 habitants entre palais flottants et
cloaques ou encore les milliers de bateaux qui forment la Grande Armada des
Tropiques. Et les batailles sont à la hauteur.
Il dit aussi la nécessité de se séparer de ses biens en excès et de ses
peurs pour avancer. Sans oublier le temps qui passe et la douleur sourde
qu'il y a à voir ses contemporains disparaître les uns après les autres au
point qu'on finit par devenir les derniers vestiges d'une époque révolue.
Si tout est donc très conventionnel, c'est plutôt joliment écrit, et surtout
il y a un potentiel dans ce récit dont on se demande s'il n'a pas été amputé
par le passage de trois tomes à un, même gros. On ne saura jamais ce
qu'aurait donné un récit plus développé.
"La Marche du Levant" peut constituer une entrée satisfaisante en
fantasy. Nous, vieux blogueurs à la couenne épaisse, avons l’œil trop acéré
pour ne pas voir en quoi elle est le texte hommage d'un auteur qui doit
encore développer son propre imaginaire.
La Marche du Levant, Léafar Izen
Commentaires
Tu as lu dans la chro ? Quand on t'aura vue 4000 fois, les temps meilleurs adviendront.