"Ils ont tué Leo Frank" est une BD historique qui raconte une histoire
peu connue en France, celle d'un lynchage antisémite dans le Sud des USA en
1917.
1913. Atlanta est une ville qui n'a pas pansé les plaies de la Guerre de
Sécession. Y vivent encore des gens qui l'ont faite ou des gens aussi qui y
ont perdu des proches.
C'est une ville de ressentiment. Pour la perte de la Confédération, contre
les
carpetbaggers
nordistes, contre les Noirs anciennement esclaves. Les
lois Jim Crow sont
en vigueur avec la ségrégation qu'elles instaurent, le souvenir des
émeutes de 1906
est encore frais, les rapports entre Blancs et Noirs sont de tension et de
subordination d'une communauté à l'autre.
Par-delà les délétères rapports interraciaux – plutôt bien connus –, la
ville est aussi le lieu de tensions sociales importantes entre riches et
pauvres, dans des USA très libéraux où la semaine de travail ouvrière – très
mal payée – dure 72 heures et où les enfants à partir
de 10 ans peuvent travailler
(ce qui n'est plus légal en France depuis 1874). La classe ouvrière
d'Atlanta est pauvre, malnutrie, sans perspective autre que la misère, au
point que, comme à Londres quelques décennies plus tôt, la prostitution est
très répandue, les écarts de revenus entre ouvrières et prostituées étaient
plutôt à l'avantage des premières, au prix d'une forte stigmatisation
sociale.
Alors, si, dans un tel contexte, on est riche, nordiste, et juif, on a gagné
le gros lot. C'est le cas, hélas pour lui, de
Leo Frank.
Directeur de l'usine de crayons d'Atlanta, adepte du taylorisme, Frank doit
à son travail et à son intelligence une progression rapide dans
l'organigramme. Comme tous les autres capitalistes de l'époque, il paie a
minima et impose des horaires de travail très étendus.
Et voilà qu'un jour de fête, on retrouve dans l'usine vide d'ouvriers le
corps de Mary Phagan, une employée de même pas 14 ans. Tuée et peut-être
violée. Commence alors une enquête policière bâclée comme rarement
(au point de rappeler les errances de l'affaire Grégory). Pas de
protection de la scène de crime, pas de prise d'empreintes, des analyses
graphologiques (sur un message retrouvé près du corps) à la limite du
surréalisme, des témoignages orientés par des policiers soumis à la pression
d'un procureur général en quête de réélection.
Tout est mal fait par les enquêteurs, ce qui est déjà grave en terme de
recherche de la vérité. Mais ça ne suffit pas pour constituer une affaire.
Il faut aussi pour ça que la presse se lance dans le jeu. Une presse à
scandale sous la férule de
Randolph Hearst
qui fait dire tout et son contraire aux policiers et aux « témoins », et une
presse populiste avec les deux journaux de Tom Watson qui se lancent dans
une croisade ouvertement antisémite dans un Sud profond qui n'avait pas
besoin d'être poussé bien fort dans cette direction.
Et, de fait, sur la base de rumeurs et allégations fantaisistes
d'abord puis surtout du témoignage largement construit de Jim Conley,
un Noir peu recommandable qui servait vaguement de factotum à l'usine, Leo
Frank est mis en cause, envoyé au procès par le Grand Jury, « jugé », puis
condamné à mort. On lui reprocha même son attitude froide, juste celle d'un
homme qui attendait tranquillement d'être innocenté. Et pourtant Conley, sur
les lieux du crime, s'était retrouvé dans les mains de la police à cause
d'une chemise ensanglantée jamais vraiment exploitée correctement.
En dépit des irrégularités manifestes de toute la procédure et des
contradictions dans les éléments matériels – au point qu'on ne sait même
plus après l'autopsie si Mary a été ou pas violée –, aucune demande de
révision ou d'annulation n'aboutira. Les campagnes de soutien échoueront
aussi, tant l’antisémitisme se mêle ici à la haine des nordistes et des
riches – juifs par essence. Seul le gouverneur de Georgie, John Slaton, aura
le courage de commuer la peine de Frank en prison à vie, au risque de sa
propre sécurité. Une peine qui ne rassasie pas la soif de sang des
antisémites locaux.
C'est pour cela qu'une nuit de 1917, un petit groupe d'hommes armés investit
par surprise la prison d'Etat, qu'ils extraient Leo Frank de sa cellule,
l'emmènent à une trentaine de kilomètres, puis, comme s'ils étaient une
autorité constituée, « l'exécutent » par pendaison. Un assassinat dont ils
sont si fiers – et une impunité dont ils sont si sûrs – qu'ils feront des
photos souvenirs, distribuées comme cartes postales dans la ville après
l’ignoble forfait. On identifiera, par témoignages et clichés, un ancien
gouverneur, un juge, un député, un maire, un procureur, un avocat, et un
shérif parmi les lyncheurs.
Conley, lui, continuera sa piètre vie entre liberté et longues peines
jusqu'en 1962.
L'album, éprouvant à hurler tant la justice fut une mascarade dans cette
Affaire Dreyfus américaine, est basé sur le témoignage donné en 1986 par
Alonzo Mann – 14 ans à l'époque des faits – qui dit avoir vu Conley, seul,
sur le corps de Mary, et s'être tu à la demande de sa mère qui ne voulait
pas voir leur nom mêlé à toute cette affaire. Aujourd'hui encore, l'affaire
est ouverte, les demandes de réhabilitation en cours. L'affaire Leo Frank
n'est pas finie.
Graphiquement, je ne suis pas très fan, mais qu'importe ici, l'histoire
(l'Histoire ?) l'emporte. A lire.
Ils ont tué Leo Frank, Bétaucourt, Perret
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Image de l'ignoble : le lynchage de Leo Frank
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Commentaires
Et merci pour vos chroniques toujours bien faites.
Je corrige tout de suite (en supprimant). Merci pour la lecture attentive.