1939. Les physiciens nucléaires Leó Szilárd, Edward Teller et Eugene Wigner acquièrent la conviction que la fission de l'atome, récemment découverte, pourrait être utilisée pour fabriquer des bombes surpuissantes, et que l'Allemagne nazie aurait la volonté et les moyens de le faire.
Ils écrivent une lettre au Président Roosevelt qu'ils convainquent Einstein de s’approprier et de signer. Devant les arguments avancés par un scientifique doté d'une aura sans égale, Roosevelt décide de créer le
Comité consultatif sur l'uranium, qui, plusieurs sauts quantiques plus tard, engendrera le
Projet Manhattan, celui-là même qui conduisit à la réalisation des bombes atomiques américaines.
Dirigé par le
général Groves et éclaté sur un grand nombre de sites, avec comme cœur la ville-laboratoire secrète de
Los Alamos, Manhattan réunit les plus grands physiciens de ce côté du monde, sous la direction administrative et scientifique de
Robert Oppenheimer, avec un budget qui est presque illimité.
"
The Oppenheimer Alternative" est un roman qui mélange histoire authentique et histoire secrète. Il est centré sur le personnage de Robert Oppenheimer, le physicien brillant qui fut le père de la bombe A américaine et prononça dès après son explosion la phrase célèbre :
« Je deviens la Mort, le destructeur des mondes », tirée de la Baghavad Gita où
Vishnu la prononce pour convaincre Arjuna d'utiliser les armes divines aux pouvoirs indicibles. Et c'est un roman absolument passionnant.
La plupart des gens, moi compris, connaissent à peu près l'histoire du Projet Manhattan. Ici, dans ce roman très documenté, Sawyer entre dans la tête d'Oppenheimer, de l'homme qui rendit possible la bombe A et ne s'en remit jamais vraiment – tout comme Einstein d'ailleurs qui regretta avoir signé sa lettre –, en racontant morceau par morceau la vie du physicien de 1936 – quand il rencontre
Jean Tatlock – à 1967, année de sa mort.
A travers ces quatre décennies qui bouleversèrent tant la science que l'histoire du monde, Sawyer décrit fort bien la vérité d'un homme à la personnalité complexe, plus toutes les grandes lignes du Projet Manhattan, plus le combat post-guerre qu'il mena pour un contrôle international des armes nucléaires, sans oublier d'ajouter une histoire secrète qui commence dès la fin de la guerre. Et tout est magistral.
C'est dans un autre temps que le nôtre que nous plonge le roman. Un temps dans lequel se frottèrent et s'interfécondèrent les plus grands esprits du monde.
Sawyer y montre, à travers les yeux d'Oppenheimer, comment fonctionnèrent tant la communauté scientifique que le complexe militaro-industriel. Nous voyons les doutes – les grandes inquiétudes parfois – et les avancées – parfois fulgurantes – des connaissances scientifiques et des réalisations techniques dans un domaine qui était à l'époque totalement nouveau.
Nous voyons, bien sûr, les controverses techniques –
uranium contre
plutonium par exemple – mais aussi et surtout les controverses morales qui agitent tous les scientifiques engagés.
Nous voyons les oppositions entre Szilárd et Oppenheimer, l'un voulant faire la bombe mais pas l'utiliser, l'autre pensant qu'il était indispensable de l'utiliser une fois.
Nous voyons Oppenheimer et
Teller se déchirant sur la nécessité de construire la bombe à hydrogène, bien plus puissante encore.
Nous voyons les interactions complexes entre scientifiques et militaires, ces derniers apportant l'argent et les passe-droits démocratiques qui permettent aux scientifiques d'aller aux limites de leurs hypothèses mais exigeant en retour d'avoir le contrôle exclusif de l'objet créé.
Nous voyons la récupération de
Von Braun et des savants allemands qui permirent le programme Apollo, dans une société d'où un antisémitisme bon teint n'était pas absent.
Nous voyons Oppenheimer traité comme un malpropre par l'administration américaine
qui lui retire son accréditation de sécurité en 1953 – en plein maccarthysme et dans une ingratitude qui rappelle celle que connut Alan Turing en Grande Bretagne.
Nous voyons Oppenheimer poursuivre sa carrière à
l'Institute for Advanced Study, un havre scientifique prestigieux qui accueille les plus grands esprits de l'époque, de Einstein à Gödel en passant par Von Neumann ou Kantorowicz. C'est de là que se développe l'histoire secrète, là que les plus grands cerveaux du monde vont tenter de sauver l'humanité d'un péril bien plus terrible que la guerre nucléaire. Le tout allant vers une fin aussi brillante qu'émouvante – Brian Greene la qualifierait d'élégante.
Loin d'être un pensum technique, c'est à une histoire humaine que Sawyer convie le lecteur.
Oppenheimer est un homme complexe, psychologiquement instable, incapable d'attachement, proche de ses collègues par l'amour irraisonné de la science et séparé d'eux par des origines bien plus favorisées. Un homme déchiré par un amour perdu, mal marié et piètre père. Un homme possédé par la passion de la science et prêt, pour elle, à manger avec le Diable, fut-ce avec une grande cuillère. Un homme peu politisé mais à qui fut reproché ses modestes engagements gauchistes de jeunesse. Un homme dans l'esprit duquel se mélangent son amour – son indulgence ? – pour l'Etat américain et des convictions morales fortes qui le poussèrent à militer pour le contrôle des armes atomiques. Un homme que sa passion comme ses tourments rendent finalement très attachant.
Autour d'Oppenheimer gravite une foule de personnages qu'on regrette de devoir appeler secondaires. Sa femme Kitty, scientifique aussi et cousine éloignée du maréchal
Keitel, et une incroyable palanquée de noms célèbres, beaucoup d'entre eux Prix Nobel. Tous sont dépeints de façon réaliste, jusque dans leurs hiérarchies internes fondées sur les titres académiques et les Prix obtenus. Tous ont des personnalités, des convictions, des intérêts, des alliances, ou des inimitiés. Et, naturellement, tous les événements biographiques ou historiques les concernant – eux ou Oppenheimer – sont conformes à la réalité ; ils sont parfois même utilisés comme moteur narratif de la partie histoire secrète – c'est le cas du
Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires ou du
Projet Orion par exemple. Quant aux exergues de chapitres, tous sont des citations authentiques.
L'ensemble donne un roman époustouflant d'intelligence, documenté et maîtrisé, qui se lit comme un page turner. Scientifique et éthique s'y mêlent, réalité et imaginaire, documentation et invention. Faulkner jugeait la fiction supérieure au journalisme, ici Sawyer livre une fiction qui dit une vérité humaine mieux que ne le ferait un compte-rendu historique et se paie le luxe d'y ajouter un niveau Imaginaire qui s'y intègre sans solution de continuité. Il y a longtemps que je n'avais pas autant aimé un roman.
Prions pour qu'il soit traduit.
Et je n'ai pas parlé de Fermi, notre maître à tous, mais Fermi y est aussi, bien sûr.
The Oppenheimer Alternative, Robert J. Sawyer
L'avis d'Apophis
L'avis de Feyd Rautha
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