Parfois, rarement,
je suis incapable de dire si j'ai aimé ou pas un livre. Tout au long
de la lecture du "Livre de M", de Sheperd Peng, je me suis posé cette
question sans jamais parvenir à y répondre, et maintenant, ma
lecture terminée, je ne sais toujours pas, notamment en raison de la présence d'une de ces coïncidences narratives heureuses dont j'ai une sainte horreur.
Disons simplement,
si ça peut t'aider, lecteur, que je l'ai dévoré en trois jours
seulement.
Ici et maintenant.
Durant le
Zero Shadow Day, en Inde, un homme, Hemu Joshi, perd son
ombre. Objet de curiosité, il attire les médias internationaux
alors même que les experts tentent, sans succès, d'expliquer ce
miracle. Mais voilà que, très vite, il commence à perdre la
mémoire, et que des cas de plus en plus nombreux apparaissent, en
Inde d'abord, puis tout autour du monde, jusqu'aux USA où se passe
le roman.
C'est lors du
mariage de Paul et d'Imanuel, non loin d'Arlington, que les convives
apprennent que les premiers sans-ombres viennent d’apparaître à Boston, avec
le chaos qui s'ensuit dans la ville, guerre à mort entre
sans-ombres désorientés et indemnes terrorisés. Les
USA, comme le reste du monde, sombrent.
Des mois (deux ans)
plus tard, et après les départs successifs de tous les autres
invités, ne restent que Max et Ory, un couple ami des mariés, qui
survivent, cachés, dans le complexe hôtelier forestier qui abritait
la fête. Or, depuis quelques jours, Max a perdu son ombre, et Ory tremble pour elle autant qu'elle pour lui. L'un
comme l'autre vont devoir se mettre en mouvement, mais pas ensemble. Et traverser, chacun à sa manière, un pays métamorphosé.
"Le Livre de M" est un
roman post-apocalyptique très singulier. Démarrant comme un post-apo très classique, avec effondrement, massacres, et problématique
survie, il prend par la suite un tournant qu'on qualifiera de magique
(Sheperd cite d'ailleurs Peter Pan), reprenant même un discours
mythologique.
Dès le départ
déjà, on n'est pas dans The Stand. Aucune raison prosaïque
n'est donnée à la perte des ombres puis de la mémoire. Le
phénomène est proprement surnaturel. Puis on réalise vite, comme
les malheureux survivants du désastre, que les sans-ombres ont
acquis des pouvoirs de transformation de la réalité, parfois
involontaire, par simple oubli de ce qu'elle est, parfois volontaire,
si le sans-ombre est prêt à en payer le prix. Ces pouvoirs,
certains les utilisent simplement pour survivre, d'autres à des fins
bien plus agressives.
Et puis il y a ce
mythe, Celui qui Rassemble. Un indemne ? un sans-ombre ?
qui serait à La Nouvelle Orléans ? qui soignerait ?
Mystère. En tout cas, c'est vers La Nouvelle Orléans que convergent
tous les espoirs, si démentiels soient-ils.
Histoire d'un –
voire de plusieurs – amour qui transcende l'adversité, "Le Livre de
M" est l'histoire de Max, qui poursuit un espoir de guérison et
s'accroche désespérément au souvenir de son amour pour Ory, d'Ory,
qui ne cesse jamais d'espérer retrouver Max, de Naz, qui devait
concourir aux JO et que la nécessité a changé en guerrière, de Celui
qui Rassemble, un accidenté souffrant d'amnésie rétrograde qui est peut-être le seul à avoir un peu compris Hemu
Joshi, et de beaucoup d'autres encore, qui les aident, les
soutiennent, ou les suivent.
Roman dualiste, il
distingue, comme Descartes le faisait, un corps matériel et une
« âme », siège notamment des souvenirs, ici
matérialisée par l'ombre. Perdant leurs souvenirs, et alors que
leur corps matériel ne change en rien, les sans-ombres perdent ce
qui constitue pour eux leur identité.
Leur identité personnelle,
cette illusion qui méconnaît la transformation continue des
consciences par accumulation de souvenirs, est objectivée dans leur
nom, participant à ce que Bourdieu appelait « l'illusion
biographique ». Et leur nom, plus ou moins vite, les
sans-ombres le perdent.
Ils perdent aussi
leur identité sociale ; ce qu'ils sont par-delà ce nom censé
dire qui ils sont et pourtant ne dit rien d'utile.
Et même sort pour
leur identité relationnelle, qui ils aiment, qui sont leurs amis,
leurs ennemis, etc. Qui ils sont donc dans l'univers des interrelations humaines.
Tout ceci les
sans-ombres le perdent, devenant progressivement des atomes
sans passé ni avenir possible, revenant ainsi à leur animalité
primordiale : « Il arriva peut-être un jour à l’homme
de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton
bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête
voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque
fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle
préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se
tut, en sorte que l’homme s’en étonna », Nietzsche,
Considérations inactuelles.
Et en contrepartie
de cette perte, plus ou moins volontaire, le pouvoir d'altérer la
réalité. Comme dans
Amatka, ou dans
Terremer, où nommer les choses
suffit à les définir et donc les renommer à les redéfinir. Mais
ici, même pas besoin de mot. Il suffit de vouloir ou d'oublier.
Comme si la mémoire était cet observateur « quantique »
qui définit par l'acte d'observer la réalité objective, un
observateur qui, ici, n'aurait même pas besoin d'observer vraiment.
Comme si la réalité elle-même n'était que l'écho de représentations
singulièrement situées dans des mémoires.
C'est donc à un
questionnement sur la réalité du monde que Sheperd convie le
lecteur, une réalité qui existait hors de la caverne chez Platon,
indépendamment de l'observateur qui ne s'en faisait que des
représentation fausses. Ici au contraire, le monde est dans l'esprit humain, la
matière s'y plie. L'homme crée le monde parce qu'il le pense et qu'il y pense.
Cette réflexion est
portée par la double quête de Max et d'Ory, soutenue par leur amour
réciproque. Mais cet amour n'est pas le seul, le roman en est plein. L'amour, entre Max et Ory, entre
Naz et sa sœur, entre Malik et sa fille, entre Paul et Imanuel, entre ceux de l'Iowa et leur Général, entre Celui qui Rassemble et son « peuple », est ce qui
continue à tenir le monde alors que tout est devenu instable et
qu'un chaos définitif menace à La Nouvelle Orléans, devenue la
Dabiq des illuminés locaux de la Transcendance.
Comme si l'amour
était ce qui définit l'humanité, par-delà les vicissitudes du monde et du temps, un amour dont on dit qu'il déplace les montagnes (et ici ce n'est pas métaphorique), un amour consubstantiellement liée à la mémoire qui seule permet
l’illusion du soi, la conscience des autres, la force des
relations, et le sentiment, si illusoire soit-il, d'une biographie :
« Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne
sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court
de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du
matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son
déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni
mélancolie ni ennui »,
Nietzsche encore. Sans mémoire, ni mélancolie ni ennui, et sûrement pas d'amour ni d'humains.
Tout
ceci, avec la violence l'effroi et le chagrin que ça implique,
Sheperd le montre sans pusillanimité, parfois de façon
spectaculaire, en usant même régulièrement d'un artifice
stylistique qui consiste à dire d'abord avant de préciser, induisant
souvent par là-même une impression de désorientation proche de
celle que doivent ressentir les amnésiques qui oublient, oublient
qu'ils ont oublié, et surtout oublient pourquoi ils font ce qu'ils
sont en train de faire ou s'il faut continuer. Au stade ultime plus
de passé, mais surtout aucun avenir, même de court terme. Des
bêtes. Plus des humains.
Et
quelle fin ! En conclusion surprenante du roman et paradoxale de la
réflexion.
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