Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

Images de la fin du monde - Christophe Siebert POSTCONF


REPUBLICATION DE CHRONIQUE POUR UN LIVRE IMPACTÉ PAR LE CONFINEMENT

« Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter. » écrivait Cioran dans Syllogismes de l'amertume.
C'est à un voyage halluciné dans une monde où les rossignols roteraient que Christophe Siébert, lauréat du Prix Sade 2019 pour Métaphysique de la viande, te convie, lecteur.

Alors embarque, lecteur, si tu en as le courage.
Embarque avec moi, qui jouerai ici le rôle de l'échanson. Direction l'univers poétique noir, très graphique, profondément mortifère et résolument NSFW de Siébert, jusqu'à la ville post-soviétique (ce qui est parfois – et singulièrement ici – synonyme de post-apocalyptique) de Mertvecgorod autour des années 2020.
Cette Chiba russe mille fois pire que l'originale, cette mégalopole de 7 millions d'habitants entre Ukraine et Russie dans laquelle je t’entraîne est la seule ville notable de la République Indépendante de Mertvecgorod, une oligarchie présidentielle quasi-mafieuse créée en 1994, après l'effondrement de l'URSS et deux ans de guerre civile :

  • une ville – pour ton information – dont le nom signifie étymologiquement La cité des cadavres et qui fut construite face aux ruines de Zam-e Daeva, la terre des esprits mauvais.
  • une ville que Staline transforma en 1935 en goulag et ville-décharge, et à laquelle il affecta des centaines de milliers de déportés pour traiter tous les déchets de l'URSS
  • une ville qui, aujourd'hui, n'étant plus ville secrète, s'est spécialisée dans le traitement des déchets de toute l'Europe, et concentre dans sa « Zona » usines de traitements des déchets, décharges légales, et décharges sauvages
  • une ville où la sécurité est privée, sous-traités à des drones télécommandés plus ou moins actifs selon les quartiers
  • une ville qui raconte une fois encore le dilemme déchirant d'Elitza Gueorguieva entre socialisme réel  misérable et libéralisme mafieux inégalitaire


Mertvecgorod est donc une ville qu'en Inde on dirait Intouchable du fait de son activité même, une ville qui, en Europe, pourrait être Rybnik.
Une ville gouvernée par des oligarques sans scrupules qui encouragent ou laissent prospérer les activités d'exportation plus délétères les unes que les autres dont ils perçoivent, directement ou non, les revenus. Aux déchets, traités à la « va comme j'te pousse » sans considération aucune pour la pollution associée qui empuantit eau et air et affecte les organismes au point que l'air irrespirable – sauf dans la quartier luxueux de Ul'tramarin où il est traité (mal) – vaut à la ville le triste privilège d'être la plus cancérogène du monde, tu peux ajouter le trafic d'organes, et une industrie florissante du porno plus ou moins extrême. A côté, non lié au commerce international, presque locavore, trafics de drogue et prostitution offrent deux débouchés aux revenus des autochtones quand les dépenses d'alimentation ou de vodka des travailleurs ne suffisent pas à faire boucler le circuit économique.

Mertvecgorod est le personnage principal du fix-up de Christophe Sieber. C'est elle que tu arpenteras en tous sens. Elle qui contient en son sein la Zona, la plus grande décharge à ciel ouvert du monde. Elle qui est laide, délabrée, puante, polluée jusqu'à l'outrage. Elle qui dévore ses enfants sans la moindre pitié.
Sur elle, en elle, sur son tégument et dans ses entrailles, tu découvriras sa population, ceux qui y vivent comme des parasites survivant sur un méta-organisme – à moins que l'organisme ne soit, de fait, le parasite.

La plupart sont des victimes. Les plus juvéniles ou à la dérive mourront jeunes, d'une mauvaise rencontre ou d'une overdose. Les plus intégrés (autrement dit les travailleurs pauvres), un peu plus tard, d'alcoolisme ou de cancer – sans oublier la toujours possible mauvaise rencontre.
Quelques-uns, oligarques ou mafieux, profitent de ce que la ville offre, vivent en commensaux avec l'organisme qu'ils ont contribué à façonner, l'utilisent pour sucer le sang des autres : « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s'anime qu'en suçant le travail vivant, et sa vie est d'autant plus allègre qu'il en pompe davantage. », écrivait Marx. La ville est leur capital.
Peu nombreux, enfin, sont ceux qui tentent de résister, de façon toujours imparfaite, et se lancent dans des combats voués à l'échec qui n'ont même pas l'excuse d'être beaux.

Le recueil (premier d'une série à venir) est constitué de 21 nouvelles courtes, indépendantes mais souvent liées plus ou moins lâchement aux autres, de l'entrée Wikipédia de la RIM, d'une liste de faits-divers récents, et d'un glossaire. On ne va pas donc lister chaque texte, juste pointer les saillants, en se rappelant qu'ici bien plus que dans la France de Camille Peugny le destin est déjà fait au berceau.

Tu croiseras et recroiseras, lecteur, un contestataire illuminé, terroriste et gourou, dont la description (hasard du calendrier) n'est pas sans évoquer l'inénarrable Piotr Pavlenski.
Énorme attentat, effet imprévu, destructions inattendues, tout se termine auprès du Sultan des Démons (l'un des deux seuls éléments fantastiques du recueil), parfaitement à sa place tant la ville est un chaos primordial qui préfigure l'effondrement et ses habitants des flûtistes déments qui dansent comme au cirque.

Tu désespéreras à voir le nihilisme meurtrier absolu du (des) groupes(s) de jeunes qui se nomment eux-mêmes fort justement « La danse de mort ».

Tu enrageras avec les contestataires situationnistes qui constatent que le Spectacle récupère leurs protestations-happenings, comme il l'avait fait, entre autres, pour les Sex Pistols. Tu les verras alors tourner le dos à l'intervention et se lancer dans l'action directe, mais, « les Situs de Mertvecgorod, combien de divisions ? »  Poser la question c'est y répondre.

Tu verras les couples lamentables, tu verras les fugues loin de parents forcément décevants, tu verras les fugueurs, tu verras ceux – rares – qui parviennent à fuir la ville et tu pleureras sur les 99,99% qui ne peuvent pas – manque de perspective, manque de ressources.

Tu verras les pilotes de drone, minuscules « criminels de bureau », qui tuent vite et de loin, de leur salon parfois, entre la poire et le formage.

Tu vérifieras que, quand on n'a que son corps comme capital et qu'on ne veut pas finir sur le marché des organes, les services sexuels ou les combats clandestins sont les seuls moyens de gagner de quoi améliorer un piètre ordinaire. Ce que tous savent. Tous savent aussi qu'on n'en sort pas toujours vivant.

Tu verras le cynisme et le mépris des oligarques qui, non content d'exploiter, tuent pour le plaisir, juste parce qu'ils peuvent. Tu verras que ce cynisme prédateur n'est pas leur exclusivité.

Tu hurleras de rage au spectacle d'une misère dont on ne peut pas sortir, avec une histoire bouleversante de lit de luxe qui rappelle le Evicted de Matthew Desmond.

Tu compteras les féminicides insensés dans un décompte sans fin qui évoque La ville qui n'aimait pas les femmes de Thomas Day.

Tu sortiras lessivé, broyé, scarifié par ta lecture. Haletant, pantelant, vivant enfin.


Alors, lecteur, si tu es de ces petites choses fragiles qui n'ont pas supporté L'effroyable affaire des souffreuses, la nouvelle de Raphael Eymery dans le recueil d'Adorée Floupette – qui est la plus décadentiste et sans conteste la meilleure des quatre –, si tu ne crois pas que c'est lorsque l'art parle de Charogne, de Trou du cul, ou d'Ivoire et d’Ivresse, et non de téléphones mobiles, qu'il est le plus art c'est à dire le plus éloigné du monde, et que c'est dans le Boudoir – en transgressant la répression sexuelle pour reprendre possession de son corps – qu'on fait la meilleure politique, alors passe ton chemin, cette lecture te sera pénible.

Si, en revanche, tu recherches les atmosphères décrépites à la Eraserhead, les moiteurs d'Exotica, les extrémismes de Gaspar Noé, ou les fulgurances de Blue Velvet, alors tu as frappé à la bonne porte, tu peux prendre ton billet pour la fascinante – comme l'est une veuve noire –  Mertvecgorod. Tu seras assis à côté de Siébert en lisant ses Images de la fin du monde. Et je ne serai pas loin.

Images de la fin du monde, Christophe Siébert

Pour aider les bibliothécaires à référencer le livre, voici une liste de tag donnée par Siébert lui-même en interview de ses obsessions abordées dans le recueil :
violence, extrême-gauche, extrême-droite, crime organisé, trafic de déchets, trafic d’organes, féminicide, Cthulhu, Raspoutine, vaudou, Gilles de Rais, Mishima, URSS, nazisme, collaboration, Résistance, Gestapo, SS, KGB, mort, morts, BDSM, magie noire, blanche, rouge, grise, sexualité, etc.
(Ne me remerciez pas).

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