Freaks, de Tod Browning, est aujourd’hui un film largement culte. Pourtant, il ne sortit en 1931 qu'amputé d'une partie de son métrage jugée trop choquante, et fut par ailleurs un large échec tant commercial que critique.
« Retrouvé » puis ressorti dans les années 60
(avec notamment une projection à la Mostra de Venise), il a acquis depuis une réputation qui fait que je n'en donne aucun résumé ici. Disons simplement pour ceux – qui sont-ils ? – qui ne le connaîtraient pas que Freaks raconte une histoire de tromperie, d'amour bafoué, et de meurtre, au sein d'un freakshow, ces exhibitions de personnes aux physiques hors norme qui existèrent du XIXe siècle au milieu du XXe.
Fabrice Colin
(au stylo) et Joëlle Jolivet
(aux pinceaux) reviennent aujourd'hui sur le tournage de
Freaks à l'occasion d'un album tout juste sorti : "
Freak Parade".
C'est par les yeux d'Harry Monroe que le lecteur pénétrera dans les secrets du tournage et plus généralement dans ceux de cet Hollywood de l'âge d'or dont le clinquant dissimulait la corruption.
Enfant malheureux, martyrisé par une mère tyrannique et peu soutenu par un père faible, Harry ne parvient à s'échapper en pensée de sa petite ville du Kentucky qu'en allant – et en rêvant – au cinéma. Il finit par quitter son bled en 1929, après la mort de sa mère, et des années après que celle-ci lui ait atrophié à vie la main droite en la tenant sur une plaque brûlante pour punir Harry de sa maladresse.
Le jeune homme arrive à Hollywood, comme tant d'autres, plein de rêves. Mais le scénario qu'il écrit, même pas regardé, ne se vend pas, et la crise de 29 le réduit à la misère. C'est alors que la fortune lui sourit sous les traits de Tod Browning, rencontré par hasard et qui lui offre de devenir quatrième assistant sur le tournage de Freaks. Harry plonge dans la vérité d'Hollywood, alors même qu'il apprend à connaître ces freaks que les hommes de son temps dévisagent pour s'en moquer.
Avec "
Freak Parade", Colin plonge rend un hommage appuyé à un film unique en même temps qu'il livre au lecteur l'ambiance délétère des années dorées d'Hollywood.
Ce n'est pas un hasard si le premier film que voit Harry, et que nous montre l'album, est le très raciste, et disons-le, dangereux,
Birth of a Nation, que D. W. Griffith sortit en 1915. Le ver était déjà dans le fruit d'Hollywood qui juste après pêchait par hubris avec la folie
Babylone qui ruina Griffith.
Les années 20 furent des année fastueuses pour ceux – si peu nombreux – qui avaient la chance de passer la minuscule porte conduisant à la gloire.
Qualifiés de Rois et de Reines puis d'Etoiles, les vedettes de ces années vécurent dans un luxe pharaonique. Mais derrière la magie des films, derrière les fêtes et les bals costumés, derrière le clinquant des villas somptueuses dont rien ne freinait la démesure, la réalité était autre.
D'abord, pour les millions d'appelés qui ne furent pas élus. Certains repartirent, leur rêve brisé, d'autres vivotèrent dans la Cité des Anges, bien loin de la gloire qu'ils avaient espérée, d'autres enfin contribuèrent bon gré mal gré à fournir aux happy few
(tychoons des studios, acteur, réalisateurs, agents, politiciens, industriels, mafieux même) les services exclusifs qu'ils consommaient sans modération
(domesticité, services distractifs et/ou sexuels).
Même pour les élus, la vie n'était souvent rose qu'en surface. Consommation excessive de drogue, fleuves d’alcool en pleine prohibition, orgies festives, véritables délits sexuels
(en tant que victime ou qu'instigateur), chantage au mariage, étaient le quotidien d'une bonne partie des stars d'Holywood. Alester Crowley dira de la « faune du cinéma » qu'elle est « composée de détraqués sexuels ivres de cocaïne ».
Omniprésente aussi, et expliquant en partie ce qui précède, la trouille de déchoir, de redescendre de l'Olympe, tant les producteurs – des dieux qui faisaient et défaisaient à volonté les carrières – étaient capricieux, exigeants en terme de soumission, et de surcroît terrorisés autant par le regrettable
Code Hays que par la mauvaise publicité à laquelle ils réagissaient immédiatement en coupant les branches mortes, c'est à dire en sacrifiant les acteurs ou actrices qui avaient « fauté » – autrement dit qui avaient eu la malchance de se faire attraper dans une ville où tout le monde « fautait ».
Harry, le fan de cinéma idéaliste et naïf, passe grâce au tournage de l'autre côté du décor.
Il découvre qu'un tournage est un travail comme les autres, dans lequel les tensions s'exacerbent ; le grand écran ne dévoile pas les clash d'égos entre acteurs, les frasques d'un réalisateur alcoolique, les vexations que subissent les acteurs freaks de la part des autres salariés du studio.
Il réalise que les freaks sont des individus comme brûlés au fer rouge par le regard du monde sur eux, et que, parce qu'ils sont des individus, ils sont aussi divers dans leurs personnalités que le sont les « normaux » qu'il a côtoyés toute sa vie, qu'ils sont donc, en fait, des personnes à part entière – dont certaines, fragiles, sont à protéger.
Il devient peu à peu l'un d'eux, « One of Us », aidé en cela tant par sa vraie gentillesse que par sa main ruinée ; ce n'est pas un hasard si le première page du scénario de
Freaks qu'il lit est celle dans laquelle Mme Tetrallini dit au propriétaire terrien que les freaks ne sont pas des monstres, que pour elle ils sont des enfants.
Et néanmoins, dans l'espèce de rêve éveillé qu'il vit et qui lui fait parfois douter
(et le lecteur avec lui) tant de sa raison que de la réalité des événements, il assiste, largement impuissant, à l'exploitation des freaks, qui n'est que le pendant grotesque et hypertrophié de l'exploitation sexuelle de la chair à canon que constituent pour les maîtres d'Hollywood les acteurs et actrices, actuels ou en devenir. Weinstein n'était pas né mais il était déjà là ; car le pouvoir est une monnaie avec laquelle on peut acheter à peu près tout.
Le Freakshow c'est Hollywood, peuplé d'une répugnante « faune », perverse, autocentrée, mégalomane, et droguée jusqu'à l'os. Hollywood c'est
(ce fut ?) Babylone, comme le titrait Kenneth Anger il y a des années et comme le montrait, pour une période plus récente, la série
Hollywood.
Intrigant, dérangeant, rendant leurs noms et de petits bouts de leur bio aux acteurs de Freaks, "
Freak Parade" livre une œuvre éprouvante qui met en résonance le tournage de
Freaks avec les scènes qu'on y voit sur grand écran, et la difformité des corps monstrueux avec celle, morale, de la caste dominante de l'Usine à Rêves, la plus impitoyable de toutes les usines. Le monstre est ce qu'on montre, Colin, montrant les monstres de Tod Browing, en montre surtout d'autres qui sont bien pires.
Freak Parade, Colin, Jolivet
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