1er novembre 1939, Londres. Dans notre monde, c'est la date de l'annexion du Corridor de Dantzig par le IIIe Reich. Mais, dans le monde inventé par Tidhar, il n'y a pas d'annexion. Tout simplement parce que la Pologne n'a pas été envahie par le IIIe Reich. Tout simplement parce que le IIIe Reich n'a jamais existé.
Là, lecteur, toi qui n'est pas tombé de la dernière pluie, tu te dis Uchronie. Tu as raison. Dans le monde de Tidhar, le III Reich n'a jamais commencé, les communistes allemands ayant pris le pouvoir par la force en Allemagne dès 1933 avant d'y imposer une dictature qui n'a guère à envier à celle de Staline. Épuration politique, camps de concentration, les morts pullulèrent, et les réfugiés, ex-nazis ou simples opposants à l'ordre nouveau, fuirent par centaines de milliers vers les pays voisins, notamment l'Angleterre.
Ce 1er novembre 1939, donc, Wolf, un réfugié allemand en terre anglaise, est à son petit bureau miteux de détective privé lorsqu'entre Isabella Rubinstein, « une Juive au visage intelligent ». Le jeune femme, fille d'un riche banquier, veut engager Wolf pour retrouver sa sœur, Judith, disparue durant sa fuite arrangée d'Allemagne communiste et jamais arrivée à destination à Londres. Isabella a choisi Wolf en raison de ses accointances dans le milieu des ex-nazis car c'est quelqu'un de ce milieu qui aurait organisé l'exil de Judith. Je ne dévoile aucun secret ici en te disant, lecteur, que le vrai nom de Wolf est Adolf Hitler. Et si tu te demandes pourquoi il aide une Juive à en retrouver une autre, la réponse est simple : il n'a plus un sou vaillant et Isabelle paie très bien – mais, rassure-toi, il en est malade.
Ailleurs, dans notre monde, Shomer, un Juif, auteur de
shunds – de très mauvais pulps yiddish, pleins de violence, de rebondissements incroyables, de sexe à la limite de la pornographie – survit emprisonné à Auschwitz. Il y subit les atrocités nombreuses qu'on sait, il se souvient de sa famille annihilée dès son arrivée dans le camp, et il rêve d'un monde autre, dans lequel Hitler serait un détective privé raté à Londres.
"
A Man Lies Dreaming" est un roman de Lavie Tidhar, publié en France sous le titre
Quand un homme rêve. C'est un roman singulier, potentiellement choquant, qui n'aurait pu être écrit sans encourir critiques et opprobres que par quelqu'un comme Tidhar, c'est à dire un Juif dont les grand-parents maternels ont miraculeusement survécu aux camps alors que, néanmoins, la plus grande partie de la famille y était exterminée.
Car ce à quoi s'attaque Tidhar, en un seul roman, c'est à : dire l’horreur des camps
(par l'entremise de Shomer), ridiculiser Hitler et les dignitaires nazis sur le mode du shund
(l'enquête), raconter la biographie personnelle de celui qui fut le tribun vociférant à l'origine d'une des plus grandes entreprises criminelles de l'Histoire
(les souvenirs de Wolf), et faire défiler, pour les présenter, tout le gratin du IIIe Reich, de
Rudolf Hess à
Leni Riefenstahl (enquête et souvenirs).
Quatre buts et deux tons très différents donc, dans le roman.
D'une part, les passages centrés sur Shomer racontent
(à la troisième personne) sur le ton détaché de celui qui n'espère plus rien, les conditions de survie plus que de vie, les brimades, le froid, la faim, les exécutions sommaires, les tris à l'arrivée des trains, les tris à l'infirmerie, le bordel du camp, le deuil, l'absence d'espoir, les souvenirs douloureux de l'avant, l'indifférence engourdie au sort de chacun tant chacun est sûr d'être promis au même.
D'autre part, les aventures de Wolf
(alternant narration à la troisième personne et extraits de son journal) disent le personnage par nombre d'éléments biographiques documentés, expriment
(à l'aide de pensées ou de remarques de Wolf qui sont en fait des extraits de Mein Kampf ou du Sturmer, entre autres) la profondeur d'une rage et d'une haine jamais en repos, ridiculisent le would-be dictateur tant par sa situation de déclassé has-been que part les situations dans lesquelles le met son enquête. On est donc ici entre le factuel et le grotesque. Factuel pour ce qui touche aux biographies ou à l'idéologie de Wolf, grotesque pour ce qui est de sa vie présente et d'une enquête qui va l'enfoncer bien plus qu'il ne l'aurait cru possible.
Le Wolf londonien est un loser qui, tout à sa rage et à la certitude de sa supériorité, n'a même pas choisi de suivre la voie de ses anciens affidés. Les ex-nazis connus se sont reconvertis, pour la plupart dans des activités criminelles adaptées à leur brutalité et à leur manque de scrupule ; pas lui. Et s'il savait douloureusement que son étoile avait déjà grandement pâli, même auprès de ses anciens subordonnés, cette enquête le lui prouve de manière éclatante.
Il a failli avoir été, il n'est dorénavant plus rien. Même
Oswald Mosley, qui l'avait chaleureusement accueilli à son arrivée à Londres et qui va sans doute gagner les élections – instaurant par là même un gouvernement de chemises noires hostile à tous les étrangers, même Allemands – le lâche et ne veut plus avoir affaire à lui. Et ne parlons pas des autres, Allemands et caciques nazis, qui passent progressivement du désintérêt à l'hostilité.
Déconsidéré, humilié, arrêté, battu, agressé sexuellement plusieurs fois, Wolf – de Charybde en Scylla, des magouilles de ses anciens sbires aux manœuvres de Mosley, des manipulations américaines aux revendications sionistes, des cachots londoniens aux petites rues sordides qu'il arpente – n'abdique jamais son racisme, son antisémitisme, son sexisme, ni sa rage, en dépit de tous les messages que lui envoie le monde.
Il y a une concordance constante entre le monde de Shomer et celui de Wolf, par exemple entre les listes de numéros d’immatriculation du camp et celles des trafiquants londoniens d’esclaves sexuels, et, de façon constante, entre les humiliations et les brimades que subit Shomer – ou dont il a connaissance – et celles qu'endure Wolf. Une justice immanente s’applique. La merde métaphorique qu'Hitler fit pleuvoir sur le monde et celle, réelle, que Shomer doit pelleter à Auschwitz, Wolf la prend dans la gueule, tant métaphoriquement que réellement, jusqu'à l'indignité suprême.
Dans "
A Man Lies Dreaming", Tidhar aborde, une première fois avant
Unholy Land, la question des propositions d'implantations juives qui parsemèrent la première moitié du XXe siècle jusqu'au choix de la Palestine. Il manipule aussi pour la première fois la notion de mondes multiples que Shomer parcourt, involontairement d'abord, et qui lui servent d'échappatoire à l'horreur.
On notera que Tidhar développera encore un monde parallèle uchronique liée au nazisme dans la novella
The Vanishing Kind, dans laquelle le IIIe Reich a gagné la guerre, et qu’il avait déjà mélangé roman noir et uchronie dans
Osama (qui lui valut le World Fantay Award 2012).
On pensera aussi que "
A Man Lies Dreaming" est une sorte d'avers dont
Rêve de fer serait le revers. Dans celui-ci un Hitler réfugié aux USA se rêvait un double dictateur, dans celui-là, c'est un Juif déporté à Auschwitz qui rêve un monde où Hitler n’aurait jamais accédé au pouvoir et où son double imaginaire serait traité comme une merde à Londres ; un rêve compréhensible.
Dans ce roman intéressant si on ne se pince pas le nez sur ses aspects scatologiques, Tidhar essaie, avec un certain brio, de réunir deux approches, celle de
Primo Levi qui voulut raconter les choses froidement, de manière dépassionnée, pour dire les faits avec la plus grande précision possible, et celle de
Ka-Tzetnik, l'auteur de
La maison des poupées, qui voulut, lui, crier, hurler, cracher, utiliser le langage de la merde, de la pisse, du vomi, pour dire le feu et la rage. Car, dit-il dans le roman, avec Auschwitz, c'est d'un nouveau monde qu'il s'agit, un monde où les anciennes règles de bienséance et de dignité ne s’appliquent plus.
A Man Lies Dreaming, Lavie Tidhar
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