Début du XXe siècle. Célestopol est une cité sous dôme, située sur rien moins que la Lune. Fondée par l'empire russe, elle en est la perle. Sise aux
miles de l'exploration humaine, elle est l'avant poste le plus avancé d’une Russie impériale puissante et fière de sa force – dans un monde uchronique dont je ne parlerai pas ici.
En dépit de sa particularité radicale, Célestopol est une ville presque représentative des grandes cités du milieu de l'ère industrielle. S'y côtoient d'abyssales inégalités et des merveilles sans limites, entre une noblesse qui détient le pouvoir politique, des capitaines d'industrie qui ont la main sur le pouvoir économique, des aventuriers, des espions, des agitateurs, des étrangers de toutes origines attirés par les lumières de la ville et les promesses qu’elle fait ; jusqu'à un prolétariat pauvre, constitué, au mieux, de petits artisans, au pire, d’ouvriers d'usine, dont on se « débarrasse » au point que leurs usines d'abord puis leurs habitations ensuite sont reléguées dans des souterrains où elles seront – et eux avec – invisibles, à l'image de ces couloirs dissimulés qui permettaient aux domestiques de circuler dans les maisons bourgeoises sans jamais imposer la vue de leurs importunes personnes à leurs riches employeurs. Sans oublier, steampunk oblige, que l'armée industrielle de réserve de la ville est composée d'un lumpenprolétariat d'automates qui remplissent, pour moins cher, les tâches serviles, voire « paient de leurs personnes » dans les bordels locaux.
Prospère grâce à l’exploitation du sélénium, qu'on ne trouve qu'ici et qui traverse en canaux embrumés la ville, Célestopol est une merveille architecturale dotée d'un système de gravité artificielle global. En son sein, des échoppes aux manoirs et jusqu'au casino flottant des Chinois, à l'ombre du barrage qui endigue le plus gros du sélénium, des fortunes se font et se défont, des monte-en-l'air attirés par les richesses vite gagnées prennent tous les risques, des histoires d'amour ou de chagrin se déroulent, parfois au grand jour, d'autres fois dans l'obscurité de la dissimulation ou de l'anonymat.
Mais Célestopol n'est pas Londres ou New York. C'est une ville russe ce qui signifie qu'elle est gouvernée par le duc Nikolaï, fils de l'impératrice qui l'a placé là pour gouverner en son nom. Elle pense lui tenir la bride courte ; elle se trompe assez largement.
Car, au fil des quinze nouvelles qui composent ce fix-up, arpentant la ville sur les pas de nombreux personnages de toutes obédiences et de tous acabits, le lecteur comprendra que Nikolaï est le cœur et l'âme de la ville, qu'il l'a façonnée
(y compris contre sa mère et souveraine), et qu'il entend bien la contrôler, être l'araignée au centre de la toile comme Moriarty l'est pour la ville de Londres.
Où classer "
Célestopol" ? Steampunk, "
Célestopol" l'est sans doute, mais pourquoi se limiter à une étiquette aussi restrictive, devenue si souvent synonyme de médiocrité peu mature ?
"
Célestopol" est un texte de « merveilleux scientifique », une forme d'hommage à Jules Verne qu'on reconnaît dès le premier texte,
Face cachée, avec son voyage vers la Lune dans un confortable obus compartimenté en plusieurs classes comme les trains ou les paquebots de l'époque. Voilà une étiquette qui lui sied mieux. Car pas d'immaturité dans "
Célestopol". Les histoires sont souvent dures, les enjeux élevés, et on paie souvent de sa vie les erreurs qu'on fait. Pas de tarte à la mélasse ici et c'est tant mieux.
A la place, des récits qui évoquent immanquablement la littérature russe – et pas seulement à cause des prénoms. La figure du gouverneur si loin de Moscou qu'il prend son autonomie, celle du jeune homme qui arrive en mission dans une bourgade provinciale loin de la capitale, les nobles et leurs ordonnances, les officiers dévoués de la garde ducale, tout ici m'a fait penser au
Soleil liquide de Kouprine – pour rester dans l'Imaginaire d'époque.
Quant au « merveilleux fantastique » il se déploie à chaque ligne. Dans l'existence de la ville même, avec son dôme, sa gravité artificielle, son sélénium qu’on devine surpuissant, ses automates dont certains font sécession pour vivre leur rêve quitte à perdre la vie pour cela, les expériences temporelles qu'on y mène ou les particularités du vaisseau Neptune, les armures de combat des Spetsnaz – même si, contexte russe oblige, une Baba Yaga fort cruelle hante les cauchemars de certain voleur local, un
domovoï en colère pose problème à l’hôtel Pouchkine, et une
Chambre d'Ambre sera peut-être retrouvée.
Et entre romantisme russe et « merveilleux scientifique » se nichent des vies, des espoirs de réussite ou de vengeance, des tristesses inextinguibles dont la moindre n'est pas celle de Nikolaï pour son amour défunt, des réussites souvent modestes, et des échecs parfois spectaculaires. Chaque cellule de Célestopol vit et meurt, mais l’organisme demeure, entre complots et révoltes, presque pour toujours
(pas spoiler), alors que son cerveau intime – Nilokaï – grandit et vieillit avec elle.
Comme toujours dans les recueils il y a du bon et du moins bon, question de goût aussi – la nouvelle est un art de la rencontre entre un texte court et un petit moment de lecture. Parfois ça marche, d'autres non.
Mes préférences vont à :
Face cachée pour sa référence explicite à Vernes
Les lumières de la ville pour son caractère très émouvant
Les jardins de la Lune parce qu'elle est délicieusement cruelle
Oderint dum metuant parce qu’elle est la pierre de voûte logique du recueil
Le boudoir des âmes pour sa transposition du spiritisme au monde des automates
Convoi car elle est émouvante, désespérée, et très inattendue
Tempus fugit parce qu'elle commence avec un tableau qui rappelle
Le portrait de Dorian Gray et peut symboliser la décrépitude morale de la ville avant de se terminer en apothéose tragique
Le roi des mendiants, qui est à la fois un crépuscule et un passage de témoin
L'un dans l'autre, un recueil agréable à lire, qui puise à de nombreuses sources variées et les mêle avec bonheur.
Célestopol, Emmanuel Chastellière
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