Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

Aldobrando - Gipi - Critone


Aldobrando est un orphelin. Fils d'un homme descendu mourir dans la « Fosse » pour satisfaire à l'honneur, il fut confié à un mage en dette envers son père. Charge au vieil homme d'élever le garçon et d'en faire un homme.
Quelques année plus tard, élevé sous serre dans la tanière du sorcier, Aldobrando est devenu un jeune homme chétif qui ne connaît pas grand chose du monde extérieur. Il ignore ce que sont les autres hommes, leurs passions, leurs sentiments, leurs vilenies aussi. Il ne sait rien des femmes ni de l'amour, des rois ni de la politique, des sicaires ni du meurtre. Un naïf, un ignorant, pur comme une licorne mais fragile comme un éphémère.

Et voilà que, lors de la concoction d'une potion magique, le mage est gravement blessé à l’œil par un chat qui refusait de se laisser bouillir vif. L'heure est grave ; Aldobrando doit partir séance tenante chercher de « l'herbe du loup » pour sauver son maître d'une infection potentiellement mortelle. Il doit, pour la première fois de sa vie, quitter le cocon de l’enfance et se lancer dans le vaste monde, plein d’autant de merveilles que de périls, aussi inconnus les uns que les autres.

Il y croisera un « chevalier » vantard et grotesque qui le prendra comme écuyer, sera la victime innocente d'une machination politique, risquera de mourir dans les geôles puantes d'un roi tyran et satyre, se liera d'amitié avec une innocente princesse et un tragique tueur, intriguera pour rétablir la vérité et la justice, fera preuve d'un immense courage, mettra sa vie en jeu après qu'on l'ai eu mise pour lui, changera ainsi le jeu politique du royaume, lavera une injustice avant de trouver un équilibre qui ne sera que le sien et lui donnera enfin pleine satisfaction.

"Aldobrando" est un excellent album.
Récit d'initiation, récit picaresque, Gipi et Critone (sans oublier Daniele et Palescandolo aux couleurs) y livrent une histoire de cape et d'épée pleine de rebondissements, de périls, d'injustice, et de torts à redresser.
On pense ici autant au Don Quichotte de Cervantès qu'au Bossu de Paul Féval.
On y croise une galerie de personnages hauts en couleurs emportés dans un tourbillon d'intrigues et de trahisons - de la princesse cloîtrée à la Barbe Bleue à l'inquisiteur amoureux qui peut évoquer Jorah Mormont en passant par le roi Salluste répugnant ou le tueur que la perte de son amour a transformé en bête sauvage.
On y voit 'on le savait' comment les femmes médiévales sont des monnaies d'échange dans le jeu des familles, objet du désir des hommes et victimes de l’exclusivité de leur pouvoir procréatif.

Le récit progresse lentement et prend de plus en plus d'ampleur au fil des quelques 200 pages. Captivés, on se passionne sans le sentir venir pour ces personnages et pour leur histoire. Aldobrando et ses compagnons d'aventure sont très attachants, et les périls que le monde leur expédie par pleins tombereaux leur attirent la sympathie sans réserve du lecteur.

Parti « devenir ce qu'il est » comme l'y auraient invité Nietzsche ou Pindare, « se connaître lui-même » comme aurait pu lui conseiller Socrate citant le temple de Delphes, Aldobrando est « rendu plus fort par ce qui ne l'a pas tué ».
Forgé par l'épreuve et les risques, nanti d'une bien plus grande connaissance de lui-même et du monde, Aldobrando, en Pinocchio médiéval, est à la fin de l'album devenu un adulte à tous les sens du terme – c'est à dire un être capable de faire des choix libres et d'accepter la pleine responsabilité de ceux-ci.

Ça c'est pour la qualité de l'histoire. Mais elle n'est pas désincarnée. Elle est contenue dans un écrin qui est d'une immense beauté graphique.

Critone et ses coloristes proposent un dessin faussement naïf qui s'avère en réalité d'une grand finesse et d'une précision admirable. Des visages plein de caractère. Une nature aussi belle que le sont, sur d'autres pages, les éléments architecturaux. Un encrage fort et des couleurs à l’aquarelle superbes, toujours justes, quels que soient le ton de l'image et l'atmosphère du moment. N'en jetons plus, sachez juste que c'est un régal pour l’œil qui soutient à merveille une histoire admirable.

Si tu aimes la BD, lecteur, fonce, n'attends pas (enfin si, la fin du confinement, à moins de commander chez une libraire ami).

Aldobrando, Critone, Gipi

Commentaires

Baroona a dit…
"Si tu aimes la BD" : ah oui, on en est quand même là en terme d'universalité. Très bien, j'en prends très bonne note, merci pour l'info, je me place dans les starting-blocks.