Saluons la sortie récente de "
Bienvenue à Sturkeyville", un recueil inédit de Bob Leman, traduit par Nathalie Serval, superbement illustré par Stéphane Perger et Arnaud S. Maniak, le tout rendu possible par un crowdfunding des éditions
Scylla. La mise en lumière d'un auteur trop méconnu, dans un écrin qui lui rend justice.
Sturkeyville est une petite ville tranquille blottie aux pieds des Appalaches du Nord. Bâtie autour de sa forge industrielle, la ville est une Amérique en réduction, avec ses dynasties, ses riches industriels, ses banquiers, ses notables membres d'un grand nombre d'associations qui sont autant œuvres de bienfaisance que nexus de réseautage, ses commerçants, son shérif, ses ouvriers honnêtes, et ses marginaux qui occupent tant les marges des conventions sociales que celles de la ville elle-même. Et puis il y a les monstres, qui sont bien réels ici et pas du tout engendrés par le sommeil de la raison. Des monstres qui sont, comme tout le reste dans l'autosuffisante Sturkeyville, un linge sale qu'on lave en famille – ni
Devil's Reef, ni
Red Hook ici.
Sturkeyville, c'est un peu un
Twin Peaks de la côte Est, un
Twin Peaks dans lequel la corruption serait moins celle des hommes que celle d'une terre encore parcourue par des créatures inhumaines.
Si on vaut être plus littéraire, disons que la petite ville, prospère sans ostentation, est une
Samarra qu'auraient visitée les mondes de
Twilight Zone.
Dans le temps long de Sturkeyville, étendu du milieu du XIXe aux deux-tiers du XXe, la permanence de la communauté – en dépit des guerres mondiales et des dépressions – masque les soubresauts qui affectent les vies personnelles et les fortunes familiales ; des tribulations dont l'origine est toujours fantastique, au meilleur sens du terme.
Leman dévoile donc à son lecteur, dans
La saison du ver, la vie tragique de la famille Lawson, plongée dans un cauchemar qui rappelle
L'invasion des profanateurs de sépultures.
Il présente un vampire aussi « réaliste » que « noble » dans
La quête de Clifford M., une créature qui se découvre une ascendance insupportable, comme le faisait le héros malheureux des
Rats dans les murs d'HPL.
Il lorgne fortement vers le Lovecraft du
Cauchemar d'Innsmouth dans
Les Créatures du lac. Et quelle impressionnante description d'une déchéance !
Il offre un spectacle de lignes temporelles brisées dans
Loob, une histoire originale et très bien construite qui est aussi le seul récit où les malheurs d'une famille affectent par ricochet l'ensemble de la communauté – d'atroce façon dans les deux cas.
Il raconte une terrifiante histoire de deuil, d'obsession, et d'emprise, dans
Viens là où mon amour repose et rêve ; c'est à Shirley Jackson qu'on pense ici.
Et le tout est réussi.
Seule
Odila, sur des thèmes semblables – lignées, alliances, perpétuation –, est un peu en-dessous, en raison de dialogues qui semblent trop cosy et policés au égard à des enjeux aussi colossaux que des protagonistes dont la croissance, en dépit de sa lenteur, peut évoquer
L'Abomination de Dunwich.
Puisant à de nombreuses sources classiques, Leman en tire le meilleur sans oublier de rendre explicitement hommage à ses devanciers – lorsqu'il place le domaine Philipps près du lac Howard par exemple.
Écrivant autant comme un auteur fantastique que comme un de ces auteurs américains qui décrivaient avec le même brio les communautés humaines que les espaces naturels qui ceinturaient leurs villes, Leman parvient à faire entrer sans solution de continuité l'incongru dans le prosaïque – comme s'il plaçait les roulottes des
Freaks au bord, mais tout juste au bord, des limites de la ville.
Il livre ainsi, avec cette Sturkeyville qu'on a l'impression de bien connaître une fois le recueil terminé, une histoire fantasmée de l'Amérique rurale qui intrigue autant qu'elle émeut, dans un style classique qu'on qualifiera de bon aloi.
Bienvenue à Sturkeyville, Bob Leman
L'avis de Lhisbei
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