1915, au moins, sans doute (la ligne est faite de tranchées et l'excitation patriotique est bien retombée). Au grand étonnement du Président du Conseil (Viviani ou Briand), les Poilus ne montent plus la fleur au fusil se faire trouer la panse dans le no man's land – ils y vont, certes, mais de mauvaise grâce, et certains poussent le vice jusqu'à déserter !
Pour le chef du gouvernement, il est capital de comprendre la raison de cet épuisement, car sans moral au beau fixe comment gagner la guerre et repousser le Teuton au-delà du Rhin ? Si les biffins ne rêvaient plus d'arpenter les Sentiers de la Gloire, monteraient-ils au feu sans faillir ?
Mais comment découvrir l'incompréhensible raison de cette baisse de moral quand ni politique ni officier supérieur, pas fous, ne veut approcher du front ?
Il faut alors se résoudre à sortir de sa retraite arlésienne l'agent dormant Vincent Van Gogh, un membre secret « des forces artistiques spéciales » dont la « mort » en 1890 ne fut qu'un leurre destiné à couvrir le désastre de l’opération anti-cubisme. Contraint et forcé, affublé d'un général bien peu appétent au Feu, Van Gogh, en vieux grognard irritable et illuminé, part pour le front afin d'y saisir l'âme de la guerre sur une toile pour la transmettre au Président du Conseil. Mais ce sera bien difficile, car si à l'Ouest rien n'est nouveau, dans le travail de Van Gogh non plus : toujours trop de jaune !
"La ligne de front" – une aventure rocambolesque de Vincent Van Gogh – est l'incursion BD de Manu Larcenet dans la Grande Boucherie. C'est un récit lunaire, parfois surréaliste, qui montre l'absurdité de la guerre et l'impossibilité d'en rendre compte. Comment comprendre à l'arrière, comment comprendre – si fort qu'on essaie – la peur de la mort ou de la mutilation, l'odeur des cadavres en décomposition, la terreur des gaz, le bruit assourdissant des obus et de la mitraille, les corps déchiquetés, la résignation fataliste dont on ne trouve d'équivalent que dans les « couloirs de la mort » des prisons US ?
Certaines choses sont intransmissibles : on les éprouve et on sait, ou on les ignore pour toujours, quelle que soit la bonne volonté d'un Van Gogh tentant de capturer l'âme du front sur des toiles peintes toujours plus près du cœur de la bataille. Voilà pourquoi, après, les Poilus ne parlèrent pas.
Nonobstant, sur les traces de Van Gogh/Zadig trimbalant sa toile et sa palette là où personne ne devrait aller, le lecteur en quête de compréhension parcourt une terre hallucinée jusqu'à un final surprenant.
Histoire étonnante, drôle et tragique à la fois, "La ligne de front" est un album plaisant qui pousse à rire jaune (encore).
C'est une lecture agréable auquel on ne reprochera que deux choses :
un antimilitarisme qui fait un peu puéril car il n'as pas la place de développer son argument
et une fin poético-émouvante qui change le ton du récit et ressemble à l'une de ces fins de sketchs où l'humoriste décide qu'il va mettre de l'émotion après des tonnes de causticité – c'est rarement une bonne idée.
La ligne de front, Larcenet
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