Les Yeux Doux - Corbeyran - Colline

Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait  : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...

Mishima ma mort est mon chef d'oeuvre - Weber Li-An


« J'ai découvert que la voie du Samouraï réside dans la mort. »
C'est par cette phrase que s'ouvre le Hagakure, texte japonais mythique censé synthétiser le bushido, texte privé devenu public seulement au début de l'ère Méiji, texte controversé aussi, que Mishima vénérait et dont il écrivit un commentaire, Le Japon moderne et l'éthique samouraï. Sans cette phrase, sans le Hagakure dans son entièreté, il est difficile de comprendre Mishima. Le réduire à un écrivain brillant est infiniment trop réducteur.

Je ne vais pas ici (quelle prétention ce serait) me lancer dans une longue biographie de l'homme ni dans une histoire raisonnée du Japon de l'industrialisation. Je vais simplement tenter de dire ici ce qu'on peut tirer de cet album en terme de connaissance de l'auteur.

Yukio Mishima, nom de plume de Kimitake Hiraoka, naît en 1925. Il meurt par seppuku en 1970, après avoir tenté de rallier à sa cause nationaliste des soldats de la force japonaise d'autodéfense. Entre ces deux dates, il écrit une œuvre majeure tant par sa beauté que par son honnêteté intrinsèque alors que lui-même arbore une succession de masques.

Qui est Mishima, c'est la question de l'album ?

Mishima est un homme fracturé.
Mishima naît dans une famille tiraillée entre le haut et la bas de l'échelle, le résultat d'un mariage « du haut vers le bas ».
Mishima est le fils d'une mère aimante et douce mais surtout le petit-fils d'une grand-mère ogresse, un tyran domestique qui rêve de son passé familial samouraï et prend le garçon manu militari sous sa coupe dès sa naissance ; sa vie durant, il sera déchiré entre ces deux amours et ces deux loyautés. De père, Mishima en a un, qui le force à devenir haut fonctionnaire alors qu'il ne veut qu'écrire, qui a honte de son art mais reçoit une part de fierté quand la célébrité arrive, qui veut un fils fort et viril quand Kimitake est un garçon sensible que sa grand-mère, de surcroît, a tenu à l'écart de tout désagrément ou effort physique.
Mishima est un homosexuel qui doit jouer le jeu de l'hétérosexualité, jusqu'au mariage et à l'engendrement.
Mishima est un membre de la bourgeoisie qui aime les corps virils, musclés, transpirants, prolétariens.
Mishima est un homme fasciné par la mort, qui l'appelle et qu'il appelle. Il voue un culte au Martyr de Saint-Sébastien de Guido Reni (auquel il donnera même une version miroir, voir ci-dessous).


Mishima est un grand écrivain qui faillit recevoir le Nobel de littérature (qui alla à Kawabata, l'ami de toute une vie, joie et déception mêlées).
Mishima est la personne publique qui occulta Kimitake Hiraoka, et alla jusqu'à se mettre en scène dans une série de photos - de Eiko Hosoe - impressionnantes de certitudes.
Mishima est un intellectuel qui se rêve en guerrier. Un gringalet qui va travailler dur pour développer sa musculature. Un samouraï dans un Japon qui n'en veut plus. Un conservateur dans un pays qui change à grandes enjambées. Un nationaliste militant, fondateur d'une sorte de coterie paramilitaire, la société du Bouclier 'Tatenokai'.
Mishima est d'abord et surtout un esthète fasciné par la Beauté, qui se trouva en écrivant Le Pavillon d'or, et un très grand écrivain.

Et Mishima vécut dans un Japon fracturé aussi. Les querelles féodales dépassées, le pays connut l'empire divin et l'industrialisation à marche forcée, la nationalisme, l’impérialisme, la course à la guerre et à ses crimes. Puis la défaite, abjecte, sous les bombes atomiques. La renonciation de l’empereur à son statut divin, l'occupation US, le développement rapide, l’enrichissement, la société de consommation. Et Mishima profita, comme homme et comme écrivain, de l'ouverture qu'offraient les changements radicaux de la société japonaise. Le golden boy riche et célèbre profita de tout le luxe et la liberté qu'offrait la modernité sans jamais parvenir à se débarrasser des névroses familiales ni à dépasser les névroses collectives.

Il porta, dans une société en transformation rapide, tous les masques qu'imposaient des entourages forcément très (trop ?) divers (il l'exprime de manière aussi vraie que magnifique dans le très poignant Confessions d'un masque, son roman majeur non par l'écriture mais par ce qu'il dit de l'homme). Il endossa tous les rôles (on se rappellera qu'en grec ancien le même mot désigne le masque et le rôle). Haï tant par l’extrême droite que par l’extrême gauche, il finit par être, sans doute, dépassé par celui de gardien d'une identité japonaise traditionnelle qui avait définitivement disparu.

Mishima, là où Oscar Wilde fit de sa vie son œuvre, fit de sa mort son chef d’œuvre. Longuement préparée, annoncée dans le cycle de La mer de la fertilité, il en fit une apothéose et un appel, un appel que nul n'entendit tant il était décalé avec la réalité japonaise de 1970, mais pour lui sans doute une manière de mettre en pratique les lignes du Hagakure qui suivent la première citée :
« Lors d'une crise, quand il existe autant de chances de vie que de mort, il faut choisir immédiatement la mort. Il n'y a là rien de difficile ; il faut simplement s'armer de courage et agir. Certains disent que mourir sans avoir achevé sa mission, c'est mourir en vain. Ce raisonnement que tiennent les marchands gonflés d'orgueil qui sévissent à Osaka n'est qu'un calcul fallacieux, qu'une imitation caricaturale, de l'éthique des Samouraïs.
Faire un choix judicieux dans une situation où les chances de vivre ou de mourir s'équilibrent est quasiment impossible. Nous préférons tous vivre et il est tout à fait naturel que l'être humain se trouve toujours de bonnes raisons pour continuer à vivre.
Celui qui choisit de vivre tout en ayant failli à sa mission encourra le mépris et sera à la fois un lâche et un raté.
Celui qui meurt après avoir échoué, meurt d’une mort fanatique, qui peut sembler inutile.
Mais il ne sera, par contre, pas déshonoré. Telle est en fait la voie du Samouraï. »

Tout ceci, l'album le montre, qu'on connaisse déjà, ou pas, Mishima. Plutôt bien imho. Bravo.

Mishima ma mort est mon chef d’œuvre, Weber, Li-An

Commentaires

Bonjour
Je recommande d'aller à la source "Le Japon moderne et l'éthique samouraï" par Mishima lui-même.
C'est bien plus aride et bien plus dérangeant.
Dérangeant ?
Oui Mishima est un de mes auteurs favoris. Il est depuis descendu un peu de son piédestal : il adhère à des valeurs et une idéologie qui ne sont pas miennes
Mon avis :
https://post-tenebras-lire.net/Le_Japon_moderne_et_l_%C3%A9thique_samoura%C3%AF/
Gromovar a dit…
Je na partage pas ton désarroi, mais lire le Hagakure est une bonne idée car c'est un document culturel japonais traditionnel important.