Les antispécistes (sur la base du mot antiracistes) sont des militants convaincus, pour le dire très vite, que les animaux sont des gens comme nous (c'est à dire avec des droits égaux ou quasi-égaux) que l'évolution n'a, hélas, pas dotés de la parole. Ils raisonnent sur le mode du « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », en l’appliquant aux animaux alors qu'à l'origine il est destiné aux relations interhumaines. Mais les animaux étant des « gens » aussi...
Garder tout du long à l'esprit ce qui précède permet d'analyser le roman d'Agustina Bazterrica, "Cadavre exquis" et d'en tirer la substantifique moelle (on appréciera l'ironie).
Futur proche. Une maladie mortelle a fait disparaître la plupart des animaux et menacé d'emporter aussi la race humaine. A la Grande Guerre Bactériologique succéda donc la Transition. La consommation de viande étant devenu aussi risquée que presque impossible par manque d'animaux vivants, l’humanité a développé, pour servir de substitut, la « viande spéciale », à savoir de la chair d'humains élevés dans ce but.
On élève donc des humains comme on le faisait jadis des animaux afin de fournir de la viande de boucherie à une population qui ne veut pas renoncer à son alimentation carnée.
C'est le point du roman. Il veut démontrer par l'absurde que la consommation de viande animale est répugnante, d'abord intrinsèquement (les animaux sont des gens, la preuve dans le livre où si on mange des humains c'est qu'il n'y a pas de différence de nature), ensuite parce qu'elle donne lieu à des pratiques aussi cruelles qu'excessives.
Le héros du roman, à la troisième personne, est Marcos. Il a connu l'avant et l'après. Il est un peu dégoûté mais fait avec. Pour le moment.
Aujourd'hui, il travaille pour l'un des meilleurs abattoirs du pays. De ce fait, il est au cœur du processus ; ainsi, il peut montrer, par ses yeux, au lecteur, l'horreur de la chose. C'est son rôle : être une caméra que manie Agustina Bazterrica au bénéfice du lecteur. Il montre tous les traitements infâmes auxquels sont soumis les humains – c'est à dire ceux que l'humanité d'aujourd'hui fait subir aux animaux.
Pure transposition donc. Sauf que, il faut une énorme suspension d'incrédulité pour arriver à accrocher à ce postulat. Car nous sommes ici dans un futur proche et entre humains (donc pas comme dans le très acceptable au contraire, du fait de son contexte d'invasion alien, Défaite des maîtres et possesseurs, de Vincent Message, ni dans le Soleil Vert de Harry Harrison qui sut aller dans l'ignoble sans passer pour autant le mur du ridicule).
Une société mondiale proche donc, dans laquelle : on élève des humains, on les abat pour leur viande, on récupère leur peau pour les tanneries. Comme Bazterrica veut que nous n'ignorions rien, les humains de son monde servent aussi de gibier dans des chasses privées pour gens fortunés, de cobayes pour des expériences médicales, voire, la maison ne reculant devant aucun sacrifice, sont élevés à domicile pour être consommés par petits morceaux par les propriétaires ou servir à la reproduction. Le tout dans une neutralité bonhomme qui doit écœurer et correspond à celle que nous affichons à l’endroit des animaux. Un seul tabou : le sexe, qui s'apparenterait donc à de la zoophilie.
Mais Bazterrica a un truc pour expliquer la dite neutralité, son roman est deleuzien ou lacanien (« c'est le monde des mots qui crée le monde des choses ») au choix ; elle pose qu'actes et victimes sont métaphorisés par le langage, ce qui permet aux mots de cacher la réalité. Elle prétend donc faire œuvre de dévoilement comme aurait dit Bourdieu. Elle rappelle que les luttes politiques sont d'abord toujours des luttes lexicales. Tout ceci est common knowledge aujourd'hui. Ça aurait été original il y a cinquante ans.
Qu'importe, elle transpose donc, en espérant que nous comprendrons enfin que les animaux sont des gens et que nous nous mentons quand nous prétendons le contraire – d'ailleurs, pour parfaire l'illusion, ses humains d'élevage sont opérés pour ne pas pouvoir parler.
Pour nous montrer tout cela, Bazterrica fait faire une tournée pro à Marcos, qui sert presque de background central au livre, faute d'intrigue véritable. Il visite donc un élevage (détails), une tannerie (détails), fait visiter l'abattoir (tout le processus, méga détails) à de potentielles recrues, entre dans une boucherie de quartier (détails), participe au repas qui suit une chasse (détails), et a un rendez-vous dans un laboratoire scientifique (détails). Il a aussi une sœur qui élève un humain à domicile pour le manger par morceaux. Ce grand tour de Marcos, qui est l'essentiel de l'action du roman, est presque surréaliste par son caractère exclusivement monstratif.
Il y a néanmoins une espèce d'intrigue. Le père de Marcos, que la Transition a rendu fou, meurt à petit feu dans un hospice, et Marcos lui-même a perdu un bébé de mort subite. Les deux servent à montrer qu'on ressent des sentiments quand on intègre que les gens sont nos semblables. C'est le cas aussi pour ceux qui travaillent à l'abattoir et le font parce qu'il faut bien nourrir les enfants ; la souffrance de l'un servant la survie et le confort de l'autre. Aveuglement volontaire sur la nature des gens qu'on mange qui permet de les manger – dans le monde du roman comme dans le nôtre.
Marcos, parce qu'il voit et n'est pas stupide, est de plus en plus écœuré, mais est-il moins lâche que les autres, qui ne veulent pas voir ? La fin répondra à la question.
Les animaux étant des gens, on devrait pourtant...
Le tout est raconté dans une langue qui ne quitte jamais les champs de l'ignoble et du dégoût, histoire que le lecteur comprenne sans le moindre doute où se situe le camp du bien, une langue épicée de quelques phrases définitives, telles que celles adressées à sa sœur qui mange de la viande – mais elle est stupide et suit toutes les normes donc ça s'explique. Quand aux acteurs du récit, ils sont tous soit répugnants, soit aveugles, soit lâches, soit stupides, ou tout à la fois.
Pour ne rien oublier, la maladie des animaux n'est peut-être qu'une invention des gouvernements et du capitalisme (j'imagine) visant à lutter contre la pauvreté et la surpopulation, on a donc même une dose de complotisme pour la route. Et, ironie du sort, ça n'a même pas réussi puisque les Charognards, démunis de tout, vivent en marge et tentent de manger les miettes qui tombent de la table des privilégiés – quitte même à déterrer des cadavres.
Voilà.
Si on veut lire un tract guère subtil, on peut le faire.
On peut écrire une littérature militante intelligente, nombre d'auteurs le prouvent régulièrement, sur ce blog notamment, mais ici, ce tantrum brut de fonderie ne convaincra que les convaincus et ne pourra au mieux que servir de base à des conversations de fin de soirée sans conséquence véritable. Tout ce qui est excessif est dérisoire.
Et, pour ce qui est des faits, nihil novi sub sole.
Mais l'air du temps étant ce qu'il est, ça aura bonne presse, et ça se vendre sans doute, ne serait-ce qu'un peu.
Cadavre exquis, Agustina Bazterrica
Commentaires
Ce qu'elle fait est très pataud, très, je le répète, "brut de fonderie". D'intrigue il n'y a guère, c'est une déambulation à travers les relations humains/humains qui veulent symboliser les relations humains/animaux. Rien d'inédit ici et à moins d'être très ignorant ou très naïf, rien qu'on apprenne à la lecture.
Je ne crois pas que l'objectif sous-jacent, qui est de mettre sous les yeux du lecteur en quoi les animaux sont aussi un peu "nous", - ce dont on pourrait discuter - puisse être atteint par ce roman. La suspension d'incrédulité nécessaire me parait bien trop importante. C'est en cela que "Défaite des maitres et possesseurs" était bien plus malin (dès son titre d'ailleurs) en faisant de l'humanité une espèce soumise par une autre, au-dessus d'elle dans l'échelle alimentaire. De ce fait, l'ensemble avait paradoxalement une sorte de "crédibilité" et le symbolisme y fonctionnait, de ce fait, mieux.
En fait, dans une œuvre, le bien-fondé ou non de la cause m'importe peu. C'est la réalisation qui m'importe et la capacité de l'auteur à dépasser les évidences de bon aloi. Je trouve qu'ici elle ne réussit pas (accessoirement je suis un peu navré que la presse soit si prévisible aussi). Il ne suffit pas de dire Le racisme c'est mal ou La guerre est une catastrophe pour que ça devienne une œuvre qui vaille qu'on donne du temps pour elle.
Chaque mois je lis moins que je ne voudrais, je sacrifie des livres (que je ne lirai pas) pour en lire d'autres qui me semblent plus intéressants. Je suis très avare de mon temps, et ici Bazterrica m'a fait perdre mon temps.