Christophe Carpentier, premier Prix Jacques Sadoul

Oyez ! Oyez ! Belles gens ! Sachez qu'hier a été annoncé le nom du premier lauréat du Prix Jacques Sadoul. Il s'agit de Christophe Carpentier, pour la nouvelle Un écho magistral , écrite à partir de la phrase-thème :  « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier »  sur le thème tiré au sort : SF. Les belles personnes immortalisées ci-dessus constituent le jury du prix (qui a visiblement bien mangé et bien bu)  : Sixtine Audebert, Philippe Béranger, Morgane Caussarieu, Jean-Pierre Dionnet, Marion Mazauric, Nicolas Rey, Jean-Luc Rivera, Christophe Siébert, Jérôme Vincent, Philippe Ward et Joëlle Wintrebert. Le trophée sera remis à l'heureux élu aux Imaginales 2025 et il sera publié dans le recueil dédié.

Vie ™ - Jean Baret


Il y un an environ, Jean Baret nous incitait à consommer dans un détonant Bonheur ™.
Avec "Vie ™" il revient à son exploration caricaturiste de la déliquescence contemporaine dans un nouveau « monde » et avec un nouveau genre de personnages et de situations concrètes – si on peut utiliser cet adjectif pour les situations décrites.

Exprimant ici encore l’éternel retour de vies sans buts qu’on pourrait décrire comme autant de tours de roue de hamster identiques à l’infini, Baret répète dans "Vie ™" la pratique de l'anaphore inaugurée dans Bonheur ™, auquel il ajoute ici l’épiphore.
Toutes les journées commencent pareil, et presque toutes prennent fin sur le même événement : la narrateur se suicide en se tirant une balle dans la bouche. C’est cette répétition, névrotique et mortifère, absurde, qui rythme le récit de la vie de X23T800813E616, le personnage principal du roman.

Pas de nom dans ce monde, remplacé par un long numéro de série dû autant au nombre (vertigineux semble-t-il) des humains vivants qu'à l'inutilité de tout patronyme dans un monde où chacun se présente sous le pseudo de son choix (X23T800813E616 est connu de tous comme Sylvester Staline) et où, de surcroît, faute de père, pas de patronyme possible, les humains naissant et étant élevés dans des systèmes reproductifs et éducatifs collectifs qui rappellent autant les éprouvettes et systèmes hypnopédiques du Meilleur des mondes (auxquels nombre de passages font penser) que les nourrices civiques de la République de Platon.

Et que font-ils ces humains, une fois devenus adultes ? Affectés à un cube standard dont ils ne sortent quasiment jamais, ils exécutent, 8 heures par jour, des bullshit jobs (celui de Sylvester consiste à faire tourner et changer de couleur des cubes virtuels) dont ils ignorent qui les a conçus et quelle peut être leur utilité si tant est qu'ils en aient une. Lorsqu'ils travaillent bien ils reçoivent des primes et/ou gagnent des badges ou des niveaux, la gamification étant ici poussée jusqu'à son niveau ultime.

L'individu doit aussi consacrer un temps défini à dormir (dans sa cuve régénératrice qui pourvoit tant à l'alimentation qu'à l'excrétion ou aux soins), aux loisirs, à l'amitié et à l'amour.

Loisirs, amitié, amour, tout ceci par réseau interposé aussi, sans contact physique.

On discute avec des amis tarifés à l'heure (au Japon aujourd'hui on peut louer des familles) ce qui permet de choisir les sujets de conversations – forcément légers et inconséquents.

On se distrait en regardant des infomercials (qui ont définitivement remplacé une information dont plus personne n'a que faire), ou en regardant des vidéos amusantes, les sexfies d'amis, voire des « reconstitutions hystériques » qui rendent drôle et ludique tout événement réel, historique, imaginaire – le tout se mêlant sans solution de continuité ; qu'importe, personne ne sait plus rien sur ce qui est ou fut vraiment.
Les individus (le terme est-il approprié ?) vivent donc dans un rire vide et constant qui rappelle que Péguy craignait : « un monde non seulement fait de blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout ».

On se rencontre en ligne sur le hub Get a Life ™ – on appréciera l'ironie.

On pratique enfin un sexe virtuel et très régulier par le biais de prothèses connectées qui permettent à chacun (à deux, trois, dix...) d'avoir avec d'autres des relations sexuelles sans promiscuité physique si ce n'est celle de l'objet qui transmet en full duplex les mouvements et sensations de l'un aux autres (Cf. Kissenger).

Pour ce qui de la gestion de la vie, tant collective qu'individuelle, des algorithmes omnipotents et presque omniscients, sur la base de procédures dont personne n'a le code source, se chargent de tout, technocrates numériques à qui les humains ont laissé les clefs du camion.
Ils sont à la fois « le père et la mère » de chaque individu (Morgane s'adressant à Merlin à propos d'Arthur) et ce géant tutélaire et bienveillant contre lequel Tocqueville mettait en garde l'humanité, ce géant si prévenant qu'il maintient pour toujours les individus dans l'enfance sans les faire jamais grandir vers l'âge adulte.

X23T800813E616 sent bien que quelque chose ne va pas. D'où les suicides récurrents. D'où une quête d'autre chose, aidée par ces algorithmes sans qui rien n'est possible, vers un nihilisme qui est choisi par pur hasard parmi des philosophies présentées comme équivalentes et sur un chemin – algorithmoguidé – dont lui-même ne connaît pas l’issue.

Investi d'une mission, Sylvester devient Zara Foutra, le révolté informe qui veut sortir et faire sortir du solipsisme.
Mais si les cubes de vie standards peuvent tenir lieu de caverne platonicienne, rien ne dit qu'existe dehors un monde des Idées qu'on pourrait atteindre, qu'il y ait un extérieur désirable aux immeubles cubes.
Et comment convaincre, ou même être entendu, au milieu du bruit ambiant ? (Baret reposant ici la question de Régis Debray dans l'Etat séducteur).

Comme dans Le meilleur des mondes ou Les monades urbaines, il s'agit de sortir, de quitter le carcan sociétal, mais y a-t-il un ailleurs, ou la seule évasion possible est-elle dans le retrait au sens strict du terme ? Il faudra lire pour le savoir.

Après le bonheur et la consommation, c'est aux relations, au travail, et au pouvoir que s'attaque maintenant Jean Baret, avec cette société post-scarcity de servitude volontaire béate qui serait l'envers cauchemardé de la Culture de Banks.
C'est encore une fois réussi, encore une fois très typé, encore une fois très cru, encore une fois terrifiant – car le monde qu'il décrit, si différent soit-il de celui de Bonheur ™, est encore une fois le nôtre, poussé au bout de sa logique individualiste régressive.

Vie tm, Jean Baret

Commentaires

Torospatillo a dit…
Je l'ai lu dans la foulée de Bonheur que j'avais adoré.
C'est également très bien, même si la rentrée en matière a été plus difficile, car le monde décrit est plus difficile à croire que dans bonheur. L'exercice de style est tout aussi bon, mais ma suspension consentie d'incrédulité a mis plus de temps à laisser mon cerveau digérer tout ça...

Mais il ne faudrait pas penser que je suis un lecteur qui en a quelque chose à foutre...
Gromovar a dit…
Un peu plus difficile d'y entrer, oui. Puis ça roule, et tout s'éclaire lorsqu'il sort de son logement.

Mais l'important est vraiment en effet de ne pas être un lecteur qui en a quelque chose à foutre.
Renaud a dit…
Par contre j'ai trouvé la fin bien plus percutante...
La fin du précédent m'avait été un peu gâchée par la lecture sur liseuse qui m'annonçait encore 10% de lecture alors que j'avais terminé le livre... Du coup j'avais pas compris que c'était la fin...