Futur indéterminé et résolument glauque. Arsène travaille à la chaîne dans une usine du conglomérat Atelier Universel. « Travaillait » devrais-je dire car, pour avoir pris une initiative afin de corriger une erreur de production, Arsène est renvoyé dès le début de l'album. On ne plaisante pas avec la hiérarchie dans le système tayloro-fordiste de l'Atelier Universel ; FW Taylor lui-même disait : « On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » Privé de son emploi, Arsène, qui vit avec sa sœur cadette Annabelle dans un tout petit appartement, devient vite invisible. Physiquement invisible car invisibilisé socialement par la perte de son statut dans un monde qui définit les êtres par leur place dans le système de production. Et la situation va encore s'aggraver pour le frère et la sœur. Anatole Souclavier, lui, travaille pour Les Yeux Doux, le système de surveillance global par caméra qui épie en permanence les citoyens (sujets?) af...
En 1626, Franciscode Quevedo publiait El Buscon, L’histoire de la vie de l’aventurier nommé
don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous.
A
la fin de ce roman picaresque, don Pablos fuyait l’Espagne et
partait chercher fortune aux Indes, c'est à dire en Amérique – du
Sud pour être précis. L'auteur annonça un second tome à venir,
qui ne vint jamais.
Ayrolles, l'énorme
scénariste du non moins énorme De Cape et de Crocs, et Guarnido,
l'énorme dessinateur de l'énorme Blacksad, s'associent aujourd'hui
pour écrire cette suite et l'offrir à des lecteurs qui sont, au
mieux, les lointains descendants de ceux de la première partie. Et
c'est magistral.
Picaresque, "Les
Indes fourbes" l'est (même s'il ne respecte pas tous les canons du
genre, le déterminisme notamment).
Enorme aussi :
un grand format de 160 pages.
Exotique et
spectaculaire enfin comme ces Indes galantes dont elles empruntent une
partie du titre.
"Les Indes fourbes" est l'autobiographie de don Pablos.
Gueux issu d'une
famille aussi misérable que malhonnête, don Pablos reçut de ses
parents des techniques de vol, de mendicité, d’escroquerie, ainsi
que trois principes cardinaux : « Ne pas crever ! » ; « Ne jamais travailler ! » ; « Faire de ses
mésaventures passées de plaisantes anecdotes ! ».
C'est
muni de ce bagage que le jeune aventurier embarque pour l'Amérique.
Bien sûr, rien ne tournera comme prévu ; même sa traversée
est violemment interrompue quand ses compagnons décident de le jeter
à l'eau et qu'il ne doit sa survie qu'à un groupe de Neg Marrons
qui, le jugeant inoffensif, lui proposent de rester auprès d'eux
pour vivre une vie libre et simple loin du fracas du monde.
Décroissantiste
avant l'heure, tu aurais peut-être saisi l’occasion, lecteur, mais
don Pablos, lui, ne mange pas de ce pain. Ce qu'il veut c'est s'élever,
s'enrichir, s'extraire de la glaise qui la vu naître pour pénétrer
le monde clinquant, confortable, et sûr, de la noblesse du temps.
Inutile de dire que ce n'est pas gagné !
Seul dans un nouveau
monde où tout parait possible mais où les hiérarchies sociales ont
été importées avec le reste du Barnum, la tâche de don Pablos est
colossale et il faudrait au moins l'Eldorado, le pays d'or mythique
des Incas, pour espérer y réussir.
Quand l'album
commence, don Pablos, à l'article de la mort, raconte sa vie au
seigneur alguazil après lui avoir offert un étrange présent. Mais
l'alguazil est-il bien le destinataire du récit ?
C'est très futé mais il faudra lire pour le voir.
Dans "Les Indes
fourbes", Ayrolles raconte une histoire mouvementée, dynamique,
toujours surprenante, pleine jusqu'à la gueule de dangers et de
rebondissements. Il crée un personnage truculent, débrouillard, sûr
de sa bonne étoile en dépit des obstacles et des tribulations.
Totalement dépourvu de morale, don Pablos ment, triche, vole,
arnaque, et j'en passe, dans sa quête éperdue d’ascension dont la
première étape est inévitablement « Ne pas crever ! ».
Un personnage pourtant qui mal agit avec tant de naturel et de
bonhomie qu'il est difficile de lui en vouloir vraiment.
Par-delà
l'aventure, Ayrolles raconte aussi l'ignominie du temps.
Comment les nobles
regardent et traitent les gueux, comment les conquistadores (toutes
classes sociales confondues) regardent et traitent les autochtones et
les Noirs, comment les religieux – confits dans leur certitude –
gyrovaguent et oppriment, faisant sans vergogne table rase de la
culture et de la religion indigènes.
Il montre aussi
comment les énormes stocks d'or et d'argent ramenées des Indes
étaient indispensables à l'Espagne dont elles financèrent la
grande prospérité du Siècle d'Or(en plus de nourrir l'inflation européenne). Face à une telle manne, aucune considération morale
ne tenait, à fortiori si l'Eglise validait.
Graphiquement, c'est
superbe.
Guarnido excelle, quel que soit le cadre. Bateaux à voile,
chevaux et costumes, villes, architecture coloniale, mines d'argent (impressionnantes), grands paysages sauvages, palais et bouges, cités
incas (dont une double page époustouflante), tout est beau. Dans ce
décor, ses personnages, par leurs expressions et leurs mouvements
jouent sur un grand registre de sentiments où prédominent l'ironie
et la satire.
Et à la fin, il s'offre le luxe de faire son Vélasquez.
Un grand album qui
prit – dit-on – dix ans à réaliser. Un des grands de l'année,
à lire absolument.
Ayroles et Guarnido quoi, ça envoie déjà rien que sur la couverture. Content de voir que c'est à la hauteur de ce qu'on pouvait en attendre, il sera lu sans faute !
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