The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

Triangulum - Masande Ntshanga


"Triangulum" est un roman du Sud-Africain Masande Ntshanga. C'est un texte étrange, étrangement captivant.

Afrique du Sud, 2043. Le Docteur Naomi Buthelezi publie, après critiques interne et externe, un long témoignage anonyme reçu par le Docteur Hessler, de l'Agence Spatiale Sud-Africaine. Ce texte étrange prétend que la fin du monde se produira en 2050, fournit les « preuves » de cette affirmation, affirme qu'il est peut-être encore temps de changer pour le sauver. C'est donc un message, un appel, une bouteille à la mer, dernier espoir d'éventuelle survie.
"Triangulum" est l'intégrale validée du document reçu par Hessler. C'est un texte à la première personne, constitué de fragments de différentes natures, narrant des événements qui s'étendent de 1990 environ à 2035 environ. Il est précédé par un avant-propos de Buthelezi.

Le roman non-fiable (car Buthelezi est une scientifique mais aussi une écrivaine SF) de Ntshanga est l'histoire d'au moins deux fractures, deux moments, ou trois, durant lesquels les choses ont pris un virage néfaste, et d'au moins deux tentatives de soin d'un passé qui ne passe pas et qui pollue tant le présent que l'avenir possible.

D'abord il y a la vie fracturée de la narratrice du récit. Fille d'une mère disparue et d'un père atteint d'une maladie incurable, elle passe sa vie à chercher – parfois de façon pathétique – la vérité sur sa mère. Au-delà même des moments de recherche pure, toute une vie est conditionnée par cet événement fondateur.
Cette « Machine » (extraterrestre ?) que voit ou croit voir la narratrice, ces années de troubles mentaux, relationnels, ces traitements sans fin, officiels ou clandestins. Le long récit d'apprentissage montre une jeune fille qui tente de se construire en dépit d'une adversité fondatrice presque insurmontable, qui apprend aussi – tente du moins – les relations humaines, le sexe, l'amour, une maternité solitaire possible.
Une jeune fille qui parvient à surmonter le traumatisme initial, un peu, mais pas complètement.

Il y a aussi la fracture sud-africaine. Pays conquis et exploité, fracturé politiquement autant qu'économiquement, l'Afrique du Sud connaît l'apartheid politique, des inégalités énormes, une fragmentation entre Etat nation original et bantoustans (les personnages sont originaires du Ciskei). Une population divisée aussi entre exploiteurs, exploités, collaborateurs (« throughout our history, our oppressors have always relied on our willingness to barter each other. From the Middle Passage to data »).

La fin de l'apartheid n'a pas signifié la fin des inégalités. C'était prévisible car les structures sociales et culturelles ne changent que très lentement – les commissions Vérité et Réconciliation n'y peuvent rien –, et que les stigmates du passé sont visibles partout, dans l'architecture, l'urbanisme, les mentalités. Mondialisation et numérisation les ont même plutôt augmentées avec le temps – car une égalité de droit à partir de situations de départ très inégales ne peut conduire qu'à un accroissement des inégalités de situation.
Au point que, dans le roman, des « zones » de population quasi-autonomes sont créées, qui sont destinées à tomber dans l’escarcelle de multinationales actionnaires – bantoustans ou townships privatisés donc, peuplés de personnes sélectionnées, conditionnées à la consommation, disponible pour le travail, littéralement des Hommes unidimensionnels fabriqués en usant d'un nudge perverti par les neurosciences.

Car "Triangulum" est aussi un roman qui raconte le chaos institutionnel sud-africain, les écoles pourries ou militantes, les agences secrètes, les groupes terroristes, les hommes d’influence, la gestion d'une population pléthorique qu'on traite comme un problème à régler bien plus que comme une ressource humaine.
La narratrice, devenue adulte, devient l'un des joueurs de ce jeu de l'ombre, entre thriller et histoire secrète d'une Afrique du Sud qui se débat dans un présent insatisfaisant, entre un passé et un futur qui le sont tout autant.
L'Afrique du Sud, un pays qui s'est reconstruit, un peu, mais pas complètement.

Et peut-être que tout le malheur du pays prend son origine dans l’impact d'un astéroïde, il y a 2 milliards d'année, sur le site actuel de Vredefort ; sans cet impact, on n'aurait peut-être jamais trouvé d'or en Afrique du Sud, et toute l'histoire aurait été bien différente.
Peut-être alors qu'on peut changer la face du monde en changeant ce moment. Peut-être qu'on peut éviter l'exploitation industrielle du lieu et du pays, née et incarnée dans l'enfer des mines d'or (déjà abordé dans le décevant A Spy in Time – qui aborde par ailleurs des thèmes assez similaires et auquel Ntshanga rend hommage).
Cela serait possible si on parvenait à écouter un message venu de l'espace et à le prendre en compte pour définir une nouvelle voie de développement humain plus en harmonie avec l'univers (une volonté de sortir de la vison de l'Homme comme maître et possesseur de la nature, mais dans une approche mystico-bullshit qui est heureusement brève), possible aussi si le temps était vraiment fait d'un bloc qu'on pourrait visiter dans sa totalité en changeant de point de vue.

"Triangulum" est aussi étonnant que captivant car il livre une histoire incomplète, fragmentaire, pleine de trous et de lacunes. Ce que la narratrice ne sait pas, ce qu'elle ne peut pas dire, ce qu'elle ne veut pas dire pour protéger ses acolytes ; sans oublier son style très lacunaire, son absence régulière d'affect due au troubles mentaux et aux traitements associés, ses allers-retours chronologiques.
La part SF (je te le dis, lecteur) est longtemps strictement du background et ne précipite vraiment qu'à la toute fin. Sache-le, ce n'est pas MIB, plutôt une ambiance à la Rencontre du troisième type. Tu devras accepter de regarder une mosaïque à laquelle il manquera toujours des pièces, de te glisser dans la tête d'une narratrice non-fiable, autant par incapacité que par volonté, et de te laisser guider par elle, vers une réalité cachée ou dans les méandres de sa folie fantasmatique.

C'est en tout cas un roman documenté, aussi éclairant que déprimant, pessimiste avec raison et optimiste par volonté. Une lecture intéressante quoi qu'il en soit.

Triangulum, Masande Ntshanga

Commentaires