Jacek Dukaj : Mes Utopiales de B à V

Comme chaque année, vers Samain, se sont tenues les Utopiales à Nantes. 153000 visiteurs cette année, et moi et moi et moi. Ne faisons pas durer le suspense, c'était vraiment bien !!! Genre grave bien !!!! Aux Utopiales il y a surtout des auteurs qu'on va retrouver jour après jour ci-dessous (ou dessus, ça dépend dans quel sens vous lisez) , sur plusieurs posts successifs (survivance d'un temps où on économisait la bande passante – « dis ton âge sans dire ton âge ») . Tous les présents aux Utos n'y sont pas, c'est au fil des rencontres que les photos sont faites, la vie n'est pas juste. AND NOW, LADIES AND GENTLEMEN, FOR YOUR PLEASURE AND EDIFICATION, THE ONE AND ONLY JACEK DUKAJ

Le dieu dans l'ombre - Megan Lindholm


"Le dieu dans l'ombre" est un roman de Megan 'Robin Hobb' Lindholm publié en 1991. Il ressort aujourd'hui chez ActuSF après une première publication française en 2004.

"Le dieu dans l'ombre" est l'histoire, à la première personne, d'Evelyn, une Américaine de 25 ans originaire d'Alaska. Racontée sur deux fils temporels (puis, après, seulement sur le plus récent), c'est l'histoire d'une femme qui, enfant, s'était liée d'amitié avec un « faune » lors de très fréquentes virées dans la forêt alaskienne. A l'adolescence, le faune l'abandonna. Evelyn fit des études, rencontra un homme qu'elle aima, l'épousa, eut un enfant avec lui, Teddy. D'une certaine manière, Evelyn avait laissé derrière elle sa jeunesse et était entrée dans une vie adulte presque normale. Mais un voyage d'un mois (qui finira par durer bien plus longtemps) dans sa belle-famille, des fermiers de l'Etat de Washington, fait basculer l'équilibre fragile de la vie d'Evelyn. Le faune revient alors et bouleverse pour toujours la vie de la jeune femme.

L'histoire d'Evelyn est celle d'une outsider. Une sauvageonne peu sexuée à qui ses parents foutaient une paix royale, ce qui lui offrit l'opportunité de passer tout son temps libre dans la nature alaskienne et de développer une amitié très spéciale avec un faune qui ne parlait jamais mais semblait la comprendre plus intimement que quiconque. Très bonne élève mais impopulaire, perdue entre des sœurs aînées et d'autres plus jeunes au sein d'une famille nombreuse dont chaque membre ne peut être plus qu'un atome, Evelyn connecte parfaitement avec la nature, là où elle le fait si mal avec les humains. Même sa mère, qu'elle aime et qui l'aime, la « trahit » lors de ses premières règles en la faisant entrer sans douceur ni cérémonial dans le monde étrange et peu attirant des « femmes ». Trahison suprême, son ami faune, sentant son odeur nouvelle, part et ne revient pas.

Des études universitaires, quelques boyfriends sans conséquence et un double décès parental plus tard, Evelyn s'est normalisée. Mais à ses conditions. Tom, son mari, et elle vivent en Alaska, dans une petite maison proche de la forêt, à faire de petits boulots et à élever leur fils de cinq ans. Mais voilà qu'il faut aller aider les parents de Tom à la ferme, et que tout déraille.

Car Evelyn, qui avait toujours réussi à concilier un semblant de normalité avec une indépendance forte, se retrouve plongée au cœur d'un clan familial où elle n'est qu'une pièce rapportée de peu de valeur intrinsèque. Elle est « la femme de Tom », accessoirement « la mère de Teddy » : dans les deux rôles, à l'aune des critères de sa belle-famille, elle n'est pas au niveau. Trop rustique, trop taiseuse, trop peu docile. Puis trop docile, trop effacée, quand elle tente de se fondre dans l'ambiance, à contretemps et sans génie.

Il faut dire que la belle-famille d'Evelyn est une famille américaine rurale typique, mélange de clinquant et de mauvais goût satisfait, sans oublier d'être un patriarcat biologique totalitaire (le mari de la fille aînée n'est pas mieux considéré qu'Evelyn) confit dans la satisfaction des self-made-men. Une famille capable d'éteindre la lumière de chacun de ses membres pour le maintenir sous l’éteignoir parental. Peu à peu, Evelyn est marginalisée. Tom et Teddy lui échappent alors qu'ils se connectent au complexe familial. Le retour en Alsaka semble sans cesse s’éloigner. Elle qui avait su si bien résister à l'emprise d'une famille pourtant bien moins autoritaire se sent passer sous la coupe de la famille de son mari, cet homme qu'elle reconnaît de moins en moins et à qui elle offre du sexe – sans grande conviction – car c'est la seule chose qui semble les unir encore.

Evelyn reverra le faune. Un drame surviendra (qu'un nom lâché une fois suffit à annoncer). La vie d'Evelyn changera de manière définitive et radicale.

Avec ce roman qui, au moins géographiquement, fait écho à sa vie, Lindholm lance un cri d'amour à la nature et à la forêt. C'est la forêt de Thoreau, belle et amicale, que décrit très (trop peut-être) longuement Lindholm au lecteur, pas celle, inquiétante, d'Algernon Blackwood par exemple, ni cette « sauvagerie » qui terrifiait les médiévaux.

Son héroïne aime plus que tout les grands espaces vides d'humain, mal à l'aise avec ses congénères elle trouve la vraie communion avec ce faune attachant qui est une incarnation physique de la nature. On sent ici les prémices de ce que sera le Vif dans le cycle de L'assassin royal, une union si forte entre un humain et un animal qu'elle y est condamnée par la loi. L'union ici reste secrète, mais elle semble si weird et elle est si explicitement sexuelle qu'elle en est indicible. Qui pourrait comprendre ?

C'est aussi un personnage à la Morwenna que Lindholm propose. Mal insérée, solitaire, témoin d'une réalité « autre » que nul ne voit sauf elle, elle trouve refuge, accomplissement, bonheur, dans la faerie, et peu importe pour le lecteur de savoir si le faune est réel ou s'il n'est que le fruit de l'imagination d'Evelyn – ça ne change rien au trajet psychologique.

"Le dieu dans l'ombre" est donc un roman triste et heureux à la fois. L'histoire d'une femme qui réalise sa nature mais à qui hasard et nécessité, après maints détours et tentatives, imposent de vieillir seule. L'histoire d'une femme qui n'aura tangenté les humains que le temps de voir qu'ils ne pouvaient lui apporter aucune complétude.
C'est un roman émouvant parce qu'il dit l'inéluctable. On ne peut devenir que ce qu'on est.

Le dieu dans l'ombre, Megan Lindholm

Lune est moins enthousiaste.
Vert, elle, est convaincue.

Commentaires

Anonyme a dit…
Robin Hobb est son pseudo et Megan Lindholm son vrai nom ;)
Gromovar a dit…
Holy shit !!!
chéradénine a dit…
Et encore, Margaret Astrid Lindholm Ogden serait son vrai nom !
Je bute sur la fin de l'ultime trilogie de l'assassin royal, même si je sens que Robin Hobb (enfin Vous Savez Qui) s'est retroussée les manches pour rassasier les lecteurs une fois pour toutes.
J'ai toutefois envie de lire cette autrice dans un autre registre et ce roman est peut-être l'idéal.
TmbM a dit…
Je n'ai jamais lu Robin Hobb. C'est un peu honteux, non ?
Gromovar a dit…
@Cheradénine : Si les gens ont des noms à la con, je n'y peux rien ;) Et ce roma nest clairement dans un tout autre registre.

@TmbM : Voui.
Vert a dit…
Merci pour cette très belle chronique qui met en valeur ce très beau roman.
Elle a vraiment écrit de très beaux textes sous son pseudo Megan Lindholm, des fois je trouve dommage qu'elle ne fasse plus que du Robin Hobb maintenant (mais bon, j'imagine que ça se vend mieux ^^).
Gromovar a dit…
Ah, tu as aimé aussi.
Vert a dit…
Je l'adore même ^^ : https://nevertwhere.blogspot.com/2014/02/le-dieu-dans-lombre-megan-lindholm.html
Gromovar a dit…
Boum ! Linkée.
shaya a dit…
Ce roman mérite que je m'y plonge en tout cas, merci pour ta chronique !
Gromovar a dit…
Carrément y jeter un gros coup d’œil.