Il y a tant à dénoncer. Et si peu de temps pour le faire.
20 critères de discrimination énumérés dans l'article 225 du Code Pénal. Sans compter tout ce qu'il oublie et qu'il faut dénoncer aussi, les horreurs passées, les horreurs présentes, les horreurs futures, les horreurs possibles. Les exclusions, les collusions, les prévarications. Un sanglot sans fin et une vigilance de suricate.
Alors il faudrait faire, agir, bouger, d'urgence. Dénoncer, pétitionner, s’organiser, agir. Du matin au soir et du soir au matin ; l'urgence ne souffre pas la demi mesure. A fortiori dans un pays dont l'imaginaire national est forgé par la Révolution.
Mais il n'est pas facile d'être à la hauteur. Nous sommes ici comme des nains sur des épaules de géants, trop tard venus pour avoir pris la Bastille, défendu la Commune, nous être mutinés au Chemin des Dames ou fait assassiner par les nazis sur le plateau des Glières. Faute de Glières, il y a certes les étages supérieurs de Tolbiac, mais il faut bien admettre qu'en dépit de leur bonne volonté les CRS font de piètres SS. Alors, comme le disait Vlad,
« Que faire? ».
On peut déjà résister derrière son clavier, sur les réseaux, dire leur fait aux Puissants à grands coups de gif animés. Les plus motivés écrivent des posts de blogs, dans lesquels ils argumentent plus longuement leur résistance. Très peu ont le courage d'écrire un livre, essai ou roman. Sur l'essai je n'ai pas grand chose à dire sinon qu'il est une manifestation de la liberté d'expression. Mais disons deux mots du roman. Et singulièrement d'un genre de romans français dont j'assiste, un peu effaré, au développement récent, et que je nommerais ZADPUNK.
Dans le ZADPUNK, on est ici et si près de maintenant que c'en est presque ici et maintenant. Juste un peu après. Juste quand les effets délétères de tout se seront pleinement actualisés. Comptons en deux ou trois décennies, il ne faudrait pas que le lecteur se sente exclu de l'horreur des temps à venir, en germe dans le nôtre.
Qu'est donc le ZADPUNK, en quelques grands traits ? Textes et récits différent mais existent assez de points communs pour qu'on puisse tenter de définir un idéal-type.
Donc, aujourd'hui ou sous peu
(les avis diffèrent selon le niveau d’engagement politique) : multinationales encore plus puissantes, oligarchie ploutocrate ordurière
(et moralement corrompue, un classique), hygiénisme voire transhumanisme, société de surveillance et de contrôle
(avec drones, smartphones, réseaux, toussa), inégalités abyssales, passe-droits injustes, Etat oppressif
(par nature), police
(partout, justice nulle part) omniprésente et violente et aux ordres, droit superstructurel, cadres chiens de garde, j'en oublie sûrement mais je crains de lasser.
OK. Mais ça, version présente ou future, tout le monde le sait déjà. A moins d'avoir passé les trente dernières années gelé comme cet Hibernatus désespérément mâle et blanc s'appropriant la culture du Captain Iglo, on le sait déjà. Et la phraséologie historique ou philosophique récurrente qui l’exprime, on la connaît déjà aussi.
Alors, l'intérêt
(l'urgence ?) est ailleurs, il est dans l'exemple de la résistance. Comme
L'imitation de Jésus-Christ, les romans ZADPUNK proposent un exemple à suivre. Car, dans le ZADPUNK, un homme, plutôt voire très privilégié, réalise la vacuité de sa vie, l'injustice d'icelle, et décide donc de faire sécession d'avec le monde. Il part chercher le bonheur dans la ZAD, comme Michel Serrault le faisait dans le pré. Il l'y trouve en effet mais, bien sûr, ça se termine mal.
On n'est pas dans
Le meilleurs des Mondes avec ses réserves de « sauvages » laissés à leur mode de vie. Nos temps sont bien plus durs, nos temps sont à la
démocrature, au
cryptofascisme, à la
répression, etc. Là aussi, si tu as des yeux et des oreilles, lecteur, tu sais ce qu'il en est ; on ne t'enfume pas, toi. Toi zossi tu comprend en lisant, lecteur, que là, tu tiens quelque chose d'important. Que sont dites des choses qui devaient l'être, et que toi tu les lis.
Hélas, il ne suffit pas de peindre le fog pour être Turner, a fortiori quand le fog est déjà
common knowledge.
En quelques semaines, deux romans ouvertement ZADPUNK dans mes lectures, au moins un de plus qui s'y apparente, sans compter celui qui fait chavirer une presse française qu'un rien amuse
(et qui aurait dû lire Ada Palmer ce qui lui aurait évité une emphase injustifiée). Ca fait beaucoup. Certes, la tentation du retour à Cythère est un de ces spectres qui hante la conscience locale. Mais quand même !
Le problème, et même si la phrase est galvaudée, c'est qu'
on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Prophétique, inquiet, et honnête, l'un de ces romans contient la phrase suivante :
Comment mettre toute cette misère dans un roman sans passer pour un idéaliste dégoulinant de bons sentiments ?
Inquiet, il avait raison de l'être. On n'échappe pas facilement au syndrome Maïakowski.
Je me souviens alors de la littérature sans-papière lue dans les années 90, et qui était aussi pleine de bons sentiments que navrante littérairement.
Je me souviens de ce théâtre des années 70 qui prétendait éduquer le peuple et l’assommait à grands coups de poncifs pompeusement déclamés.
Je me souviens d'un ou deux happenings signifiants récents dont j'ai dû sortir pour ne pas les perturber en éclatant de rire devant le symbolisme à deux sous qu'il mettaient en œuvre.
Et puis, je me souviens de Théophile Gauthier,
« tout ce qui est utile est laid » ; ou alors il faut être Starck et réinventer le presse-agrume.
Je me souviens d'Oscar Wilde,
« Art is quite useless ».
Je me souviens de Nietzsche appelant à rire du rire de Dionysos.
Je me souviens de Rielke enjoignant son jeune admirateur à fuir les grands sujets et à préférer ceux que le quotidien offre.
Je me revois alors achetant seul mon premier livre, un recueil de contes des Mille et Une Nuits.
Je me revois partant sur la Lune avec Heinlein, sur Mars avec Asimov, sur la Terre du Milieu avec Tolkien, dans la Melniboné de Moorcock ou la Chiba City de Gibson. Je me revoie à la mort thermique de l'Univers avec Anderson ou dans l'Abîme du temps avec Lovecraft.
Et ce n'est pas la politique qui est condamnable. Je me rappelle Huxley et Orwell, prouvant qu'on peut signifier sans situer ici et maintenant. De Jean-Marc Ligny mettant fortement en garde contre la catastrophe climatique. De Vittorio Catani invoquant son
Cinquième Principe. Ou d'Octavia Butler racontant un extrême préjudice, sans céder à la facilité de la proximité, dans son inoubliable
Bloodchild (toujours pas traduit chez nous).
Puis voilà que je me retrouve promené en diesel dans un squat breton, alors qu'avant, pour dire son fait au monde, on m'emmenait chez les Perses, dans les Empires de la Lune, ou encore à Lilliput.
Je me demande alors ce que je fais dans cette galère.
Commentaires
@Anon : Les Affamés, Simili Love, Les Furtifs (et, dans une moindre mesure, connexe, La Voie Verne).
Parfois je me demande si je ne vais pas me remettre à la fantasy.