Nathan Ballingrud
est un auteur américain de fantastique et d'horreur. "Wounds" est son
dernier recueil de nouvelles ; il contient, entre autres, The
Visible Filth, le texte qui sera adapté prochainement au cinéma –
ce qui justifie qu'une sorte d'escroc en vende une version papier
566$ sur Amazon. Enjoy !
"Wounds", donc, est un
recueil fantastique d'une grande originalité. C'est son classicisme
affecté – et j'irai jusqu'à dire outré – qui en fait le
charme.
Pas d'explication
matérialiste ; c'est l'Enfer et le Diable qui sont à la
manœuvre. Pas de fantastique aux marges qui ferait irruption
impromptu dans le réel ; le surnaturel vit avec et dans le
monde, au minimum contenu dans une zone particulière (Maw), au
maximum côtoyant les humains au vu et au su de tous.
L'ambiance est donc
quelque part entre la Famille Addams, Planescape : Torment,
Bernie Wrightson, Lucifer, ou les House of Mystery. On est donc ici
dans l'anti-Lovecraft. Du point de vue de l'horreur, c'est l'autre
face de la pièce.
"Wounds" introduit son
lecteur à un monde dans lequel le diable existe et agit depuis l'enfer auquel l'a condamné sa rébellion
divine. Prises de contacts d'initiés humains à destination de
l'enfer, ouverture volontaire ou accidentelle du rideau entre les
plans, "Wounds" est l'histoire des rapports entre notre monde et celui
d'en-dessous par l'entremise de cultistes aux motivations variés.
Ce qu'ils cherchent
en enfer ? Le pouvoir, la connaissance, une réalité
« supérieure ». Ce que l'enfer veut du monde ? Y
propager son amour, un amour étrange et terrifiant qui attire
préférentiellement les solitaires, les désespérés, les déprimés
– tous ceux que l'amour de Dieu et des hommes n'a que trop peu
atteint –, sans oublier des religieux au sens strict, prêtres et
prosélytes d'une contre-religion qui n'est qu'en partie occulte.
Ballingrud raconte ses histoires tragiques et terrifiantes en usant d'une jolie écriture qui accumule des images qu'on pourrait
qualifier de gothique ou de néo-gothique – dans la version
la plus traditionnelle du terme, avec manoirs, cranes, os, sorciers, etc. –
s'il n'y avait quelques moments résolument weird qui expliquent sans
doute l'amitié que Vandermeer porte au livre.
Six nouvelles donc :
The Atlas of Hell est une histoire de détective occulte impliqué
dans une histoire de vengeance au cœur du bayou. On y voit se
côtoyer le monde normal des libraires et des gangsters avec celui
des sorciers et des damnés sans la moindre solution de continuité.
On y découvre sous quelle forme incongrue existent les « Atlas
de l'enfer ». C'est une entrée en matière surprenante et très
graphique qui donne bien le ton général du recueil.
The Diabolist est l'histoire d'un sorcier qui meurt, des années
après avoir raté une invocation pour ramener sa femme d'entre les
morts. Dans la grande maison silencieuse restent la fille du mort et
l'imp qui avait été appelé par l'invocation et vivait emprisonné
depuis dans le laboratoire du sorcier. Narrateur innovant de
l'histoire, le « démon » prendra une liberté dont son
invocateur le privait depuis des années.
Skullpocket montre comment une goule devint un personnage important
de la petite ville de Hob's Landing. Comment, il y a un siècle
environ, un trio d'enfants goules causèrent le chaos dans la fête
annuelle de la ville. Comment l'une des goules s'installa dans un
manoir local puis aplanit au fil des décennies ses relations tendues avec la
ville meurtrie. Comment, enfin, elle institua une fête annuelle de
remplacement – la fête de SkullPocket – qui lie les deux mondes
sans nier l'atrocité de celui d'en-dessous.
The Maw est la seule histoire où l'enfer entre en force dans une
ville moderne jusqu'à en prendre le contrôle. Incapable de résister
à l'assaut infernal, l'humanité ne peut que mettre la zone en
quarantaine, comme un Fukushima diabolique. Dans le récit, on voit
un vieil homme, guidée par une jeune fille, partir à la recherche
de sa chienne au cœur d'une géographie urbaine que les démons
redécorent à l'aide de matériaux humains.
Les quatre premiers textes sont plutôt bons sans être
exceptionnels. Ils installent l'ambiance et le contexte, et sont donc
utiles.
Puis viennent les deux gros morceaux.
The Visible Filth (soon to be a major motion picture !!!), est une
longue histoire proprement terrifiante. Quand un barman de nuit à la
vie sentimentale incertaine trouve un téléphone mobile oublié dans
son établissement, quand il commence à recevoir des messages et des
images gores sur un téléphone qu'il n'arrive pas à se résoudre à
apporter à la police, il entre sans le savoir dans l'enfer des
cultistes de Morningstar et fait basculer sa vie et celle de ses
proches. La malveillance des enfers répond à ses faiblesses, la
séduction de l'enfer trouve ici un terreau dans lequel s'épanouir.
Très noire, très progressive, très stressante, la nouvelle est une
vraie réussite.
The Butcher's Table enfin se passe aux Caraïbes, dans le milieu des
pirates. Texte le plus long, c'est une grande aventure qui mêle deux
cultes adversaires mais néanmoins alliés, des pirates sans foi ni
loi, une voire deux histoires d'amour, des cannibales en route pour
festoyer sur les côtes de l'enfer, un ange déchu, des monstres, etc. Très
spectaculaire, le texte met en lumière la rouerie des hommes
qu'aucune morale ne retient. Chacun des protagonistes a un agenda
secret en plus de son agenda public, chacun ment aux autres sur ce
qu'il veut ou fera vraiment, chacun trahira à un moment ou
l'autre, aucun ne peut se fier aux autres pour réussir ni même pour
survivre. A la fin, c'est le Diable qui gagne et, joli twist
métatextuel, on comprend par un adjectif d'où provenait l'« Atlas
de l'enfer » qui mettait en branle le premier récit.
Un bon recueil, original dans son classicisme à la Bosch même, et joliment construit en crescendo.
Wounds, Nathan Ballingrund
Commentaires
Merci pour la découverte de ce recueil.