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The Crying Machine" est un roman de Greg Chivers, qu’on rattachera au courant Cyberpunk même si c’est réducteur. C’est un thriller dynamique qui entraine son lecteur dans un monde troublé sur les traces de personnages aussi intéressants
(pour tous) que profondément attachants
(pour certains).
Jérusalem, dans un bon nombre de décennies. Le monde que nous connaissons a bien changé.
Effondrement magnétique, hausse des niveaux de radiations, terres inhabitables et tensions géopolitiques subséquentes. Face à l’adversité, les USA ont réagi par la brutalité technologique. Ils ont transformé leur population en Machines, mix de consciences numérisées et de corps robotiques, puis, de fil en aiguille, ont fini par conquérir une partie de l’Europe. L’ouest de notre continent est sous occupation ; il abrite des mouvements de résistance humaine aussi sporadiques que désespérés. A l’est, au-delà de la ligne de front de l’Oural, on entre dans l’Empire humain sino-soviétique. Des soldats synthétiques US y combattent les troupes humaines ; créés par les Machines pour servir de chair à canon, leur conscience est artificielle et limitée tout comme leur espérance de vie au combat.
Nucléaire, le conflit global a rendu maints lieux inhabitables, notamment au Proche et Moyen Orient, et provoqué la disparition de certains des Etats que nous connaissons. Même l’antique Jérusalem - à peu près tout ce qui subsiste de l’Etat d’Israël - n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut.
Fuyant l’Europe sous une fausse identité, Clémentine arrive à Jérusalem. On lui a donné un nom, “Levi”, un contact possible qui pourrait l’aider et l’employer, à des tâches sûrement aussi discrètes qu’illégales car Clémentine est câblée, apte aux missions d’infiltration et de hacking. Problème : Levi ne la connaît pas, n’a rien à lui dire, ni à lui proposer. La jeune femme se retrouve seule et sans ressources dans une ville où ses postures d’Européenne la signalent autant comme une étrangère que comme une femme qui ne mérite aucun respect. Isolée et désespérée, elle trouvera refuge dans une « mission chrétienne » qui tient plus de la secte que d’autre chose.
Alors qu’il a repoussé Clémentine, Levi, un petit escroc et trafiquant, un petit poisson dans le marigot, se voit proposer un gros contrat : voler dans le musée de la ville le
Mécanisme d’Anticythère, un étrange artefact grec retrouvé au fond de la mer, et déposé, puis oublié, dans le musée des antiquités de Jérusalem.
Bizarrerie : le commanditaire du vol n’est autre que Silas, ministre de la Culture et responsable du musée, un homme aussi corrompu que malfaisant.
En dépit d’un faux départ, les destins de Clémentine et de Levi vont se retrouver mêlés alors que le vol du Mécanisme d’Anticythère met en branle une menace pour l’humanité entière. Dans la ville de nouveau en proie aux tensions religieuses, entre cultes anciens et mouvements inédits, les gros bonnets de la pègre et de la politique utilisent les deux jeunes gens pour faire avancer leurs agendas délétères.
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The Crying Machine" est un roman écrit au présent, sur plusieurs fils entremêlés.
Chaque fil est à la première personne ; le lecteur suit donc les gestes et les pensées de Clémentine, Levi, Silas, ainsi que du Ministre de la Justice, Amos, un des rares hommes honnêtes de la cité et par ailleurs ennemi politique mortel de ce Silas qui convoite son poste.
Le lecteur est aux premières loges pour apprécier le désarroi et la bonté fondamentale de Clémentine, l’utilitarisme amoral de Levi, le machiavélisme sordide de Silas, et le sens du devoir d’Amos. Autour d’eux quelques seconds rôles – certains importants – donnent profondeur et mouvement aux personnages principaux.
Cheminant en leur compagnie, le lecteur explorera les arcanes du monde et de la ville, et retrouvera avec plaisir chacun des protagonistes à chaque changement de point de vue. Il y a au moins un personnage qu’il aimera aimer, deux qu’il appréciera, et un qu’il aimera détester. Il éprouvera aussi l’excitation d’entrer dans leur intimité et leurs
(parfois grands) secrets, ainsi que de voir évoluer tant leur personnalité que leurs rapports.
Le roman se lit avec plaisir. Cyberpunk assumé ayant intégré certaines innovations technologiques, il reprend aussi l’ambiance caractéristique du genre, entre missions illégales, double jeu, trahisons, rapports de force brutaux et écologie de l’inframonde. Cité corrompue, manipulations politiques à grande échelle, slums et résidences de luxe, tout ce que le Cyberpunk a pris au Noir se retrouve dans le roman, et, comme dans tout bon Cyberpunk, les enjeux locaux s’avèrent rapidement être en fait globaux.
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The Crying Machine" est aussi plus que cela. Il intègre une dimension qu’on pourrait qualifier de fantastique quand la « Mission » dévoile ses secrets et que le Mécanisme d’Anticythère révèle sa véritable nature.
Porté par ses personnages autant que par son histoire tortueuse sans jamais être cryptique, "
The Crying Machine" entraine son lecteur en lui décrivant très progressivement un monde tourmenté.
Chivers y place une aventure et un mystère qui bouleverseront tant les acteurs que l’équilibre des forces.
Il n’hésite pas à mélanger les genres quand nécessaire, et écrit au présent sans ces accumulations de phrases courtes qui nuisent parfois à ce style particulier de narration.
Il trouve un ton casual, entre cynisme, espoir, et parfois même humour, qui crée une proximité véritable entre les narrateurs et le lecteur. L’ensemble est très plaisant. Les références à Morgan, Miéville, et Bacigalupi se tiennent.
Deux bémols néanmoins, même si le bilan est largement positif. D’abord une fin un peu rapide qui peut sembler précipitée. Ensuite un mashup SF/Fantastique qu’un esprit chagrin pourrait trouver trop peu expliqué pour engendrer l’adhésion
(ce genre de réaction touchera sans doute plus le fandom SF qu’un public plus généraliste).
The Crying Machine, Greg Chivers
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