Christophe Carpentier, premier Prix Jacques Sadoul

Oyez ! Oyez ! Belles gens ! Sachez qu'hier a été annoncé le nom du premier lauréat du Prix Jacques Sadoul. Il s'agit de Christophe Carpentier, pour la nouvelle Un écho magistral , écrite à partir de la phrase-thème :  « Je vais au café pour lire le journal d’avant-hier »  sur le thème tiré au sort : SF. Les belles personnes immortalisées ci-dessus constituent le jury du prix (qui a visiblement bien mangé et bien bu)  : Sixtine Audebert, Philippe Béranger, Morgane Caussarieu, Jean-Pierre Dionnet, Marion Mazauric, Nicolas Rey, Jean-Luc Rivera, Christophe Siébert, Jérôme Vincent, Philippe Ward et Joëlle Wintrebert. Le trophée sera remis à l'heureux élu aux Imaginales 2025 et il sera publié dans le recueil dédié.

Unholy Land - Lavie Tidhar


"Unholy Land" est le dernier roman paru de Lavie Tidhar. C'est un texte court (280 pages environ) mais rempli de merveilles jusqu'à la gueule.

Lior Tirosh est un auteur de fantasy (quelqu'un donc qui imagine des mondes alternatifs). Il vit et travaille à Berlin. Sa renommée est aussi moyenne que ses ventes. Quand le roman commence, et alors qu'on comprend qu'il a sans doute perdu son enfant, il prend un vol pour rentrer chez lui, en Palestine.

Sa Palestine. Un Etat juif fondé au début du XXème siècle entre Kénya et Ouganda. Un Etat né d'une proposition britannique (de Joseph Chamberlain, alors ministre des colonies) de donner aux Juifs une région d'Afrique de l'Est pour qu'ils y installent leur Etat national. Suite à la proposition, une expédition fut envoyée par le Congrès sioniste d'Herzl afin d'étudier la faisabilité de la chose et de rédiger un rapport. L'expédition comprenait Nahum Wilbusch, un Juif russe, et deux autres Européens, un explorateur britannique et un naturaliste suisse. Après des semaines d'exploration riche en aventures, les rapports divergent : celui de Wilbusch est clairement négatif. Il prenait ainsi le parti du camp des « Holy Landers » contre celui des « Territorialists ».

Point historique : Depuis longtemps, au sein du Congrès sioniste, s'opposaient Territorialists, qui voulaient une terre pour les Juifs, où qu'elle se trouve, et étaient donc prêts à étudier les nombreuses propositions qui étaient faites au mouvement sioniste, et Holy Landers, qui n'envisageaient d'Etat juif que sur les terres traditionnelles de l'histoire juive, c'est à dire en Palestine, ottomane à l'époque, avec Jérusalem comme centre et capitale.
On sait ce qu'il advint : Wilbusch et son camp gagnèrent – Herzl était mort dans l'intervalle – et les Holy Landers – qui lisent encore aujourd'hui les textes sacrés comme des plans du cadastre – prirent le dessus et parvinrent finalement, après 1945, à imposer la solution d'une installation sur les terres de l'historique Palestine. Une guerre s'en suivit immédiatement qui, sous une forme ou une autre, n'a jamais cessé depuis ; car là où les Juifs vinrent s'installer vivaient de vrais gens, les Palestiniens, dont beaucoup furent chassés et contraints à l'exil.

Retour au roman : C'est donc dans la Palestine ougando-kéniane de son enfance que se rend Tirosh, dans un monde uchronique où Wilbusch aurait rendu un rapport positif et retourné le Congrès sioniste. D'où implantation africaine, d'où exil et spoliation pour les tribus locales, d'où nazisme sans holocauste, d'où assassinat d'Hitler en 1948 et changement de régime suivi d'un armistice entre un Reich allemand dénazifié (mais conservant certains symboles visuels du régime) et les Alliés.
Uchronie, le lecteur SFFF se dit qu'il sait où il met les pieds. Erreur. Car on comprend dès l'abord que les choses ne sont pas si claires. Que l'Extérieur dont parlent certains ne signifie pas l'Etranger. Que la technologie n'est pas exactement la même qu'ici. Que l'avion de Tirosh a peut-être fait plus que simplement voler – à moins que ce soit seulement Tirosh. On pense, sans en être sûr, que la Berlin qu'a quitté l'écrivain et la Palestine où il arrive ne sont peut-être pas dans la même réalité.

Narrativement, le lecteur est confronté à une imprécision volontaire qui s'estompe peu à peu au fil des pages et des explications. Descriptions sciemment succinctes, texte à la troisième personne qui semble émaner d'un narrateur extérieur, jusqu'à ce qu'apparaissent des phrases à la première personne qui signalent que les faits et gestes de Tirosh sont racontés aussi par quelqu'un qui le suit (un maitre espion nommé Bloom, mais pourquoi suivre l'obscur Tirosh ?), switch sur un autre personnage (une femme prénommée Nur) avec une narration à la deuxième personne qui indique la dualité/multiplicité de la jeune femme ; la frontière entre ces trois voix est parfois poreuse. Ajoutons-y quelque flashbacks distillés au fil de l'eau pour bien faire et le flou est réussi.

Tirosh, alors même qu'il l'ignore, est le nœud d'un trouble dans la réalité. Un trouble voulu et organisé par un homme de l'ombre qui rêve de partir à la conquête de l'ensemble de la réalité à la tête d'une croisade juive. Un trouble qui explique l'intérêt que lui portent plusieurs organisations concurrentes.

Le roman de Tidhar imagine qu'existent une infinité de réalités entre lesquelles certains peuvent passer, par l’entraînement ou un don naturel. Il place ses personnages dans le monde de la Palestine africaine, dans celui du Small Holocaust où Jérusalem a été vitrifiée et où la paix en a résulté, dans l'Altneuland imaginé par Herzl (dans un roman utopique) où Juifs et Arabes vivent dans la paix et la prospérité, dans le nôtre aussi où le sort des Juifs fut bien plus douloureux, et dans quantité d'autres, toujours plus fantastiques, qui ne sont qu'évoqués – jusqu'à celui où les Grands Anciens règnent.

Les uchronies décrites ou effleurées disent assez les parallèles troublants et montrent que les mêmes injustices entraînent les mêmes réactions. Mais il y a plus et plus intéressant : les voyages inter-réalités que pratiquent certains impliquent aussi des changements progressifs de la mémoire, des points de vue, d'une partie de l'identité, donc de la manière dont les faits sont décrits et compris. C'est là que Tidhar donne un point politique capital à son roman. Car on y comprend plusieurs choses essentielles.

D'abord, toute terre volée est source d'injustice, d’exploitation, de violence sans fin. Peu importe les traités internationaux qui prétendent le contraire en donnant un vernis juridique à une spoliation. Les Palestiniens ont chassé les peuples africains locaux, les parquent dans des camps, subissent des attentats terroristes, et répriment de la manière la plus dure ces actes de résistance. Et ce ne sont pas les pourparlers de paix, dont chacun sait et dit l'inanité, qui changent quoi que ce soit à la situation locale. Les Juifs Palestiniens veulent leur terre, la considèrent comme un droit, et sont prêts à toutes les exactions pour la garder – la construction d'un Mur de séparation étant presque la moindre de celles-ci.

Ensuite, les agents de l'appareil étatique – là-bas comme ici – sont les yeux et les mains du « plus froid des monstres froids ». Professionnels efficaces et calmes, sans passion ni affect, ils incarnent, jusqu'à l'humiliation et le meurtre, la raison de l'Etat juif, un Etat qui se considère légitime à avoir exproprié un peuple autochtone pour s'assurer un territoire.

De plus, si mémoires et noms changent, s'il faut autant réussir à se souvenir qu'à oublier pour pouvoir vivre serein là où on se trouve, cela illustre bien (Nietzsche encore) qu'il n'y a que des représentations. Ici comme dans la Palestine de Tirosh, terroristes/résistants, création d'Israel/Nakba (catastrophe en arabe), clôture de sécurité/mur de la honte, arrangements de point de vue. Est vrai ce que je dis vrai car je le crois vrai.
Ou encore, nos Territoires Occupés sont leurs Territoires Disputés, etc. ; occupants et colons se rassurent en nommant les choses d'une manière qui leur donne le beau rôle. Le monde est d'abord, pour eux comme pour nous, ce que nous croyons qu'il est.

Quant à Eretz Israël (Grand Israël) qui, chez nous, veut embrasser toutes les terres des Ecritures, un fou veut l'étendre, chez Tirosh, au Multivers entier, à tout l'Arbre de Vie séphirotique. Car le nationalisme exacerbé que rien de moral ne bride ne se donne aucune limite si la force qui le soutient est suffisante. Le sera-t-elle dans le monde de Tirosh, il faudra lire pour le savoir.

"Unholy Land" est un roman fascinant tant par sa brumosité que par son inventivité scénaristique. Il est aussi un roman intelligemment militant qui montre les correspondances et laisse le lecteur se les approprier. Il évoque quantité d'autres ambiances, qu'on rencontre chez Christopher Priest, Spinrad et K. Dick bien sûr, le Zelazny des Princes d'Ambre, ou encore dans l'excellent Club des policiers yiddish de Chabon qui traitait d'un autre projet d’implantation juive, en Alaska – sans oublier son propre A man lies dreaming.

Plein de culture et de problématiques juives, il touche à l'universel par ce qu'il dit de la propension des humains à se convaincre qu'ils agissent bien, à s'aveugler aux injustices qu'ils créent, à recourir à la violence pour maintenir des situations de domination considérées comme agréables. Mais c'est aussi un roman juif qui parle avec une sévérité subtile de notre Israel et d'un sionisme dévoyé.
C'est un roman juif qui est aussi un roman fin – ou l'inverse.
Je laisse le mot de la fin à Bloom s'adressant à Tirosh : “Imagine that you are one thing and, at the same time, something other entirely, both trying to coexist at once. That is the condition of being a Jew, I sometimes think – to always be one thing and another, to never quite fit. We are the grains of sand that irritate the oyster shell of the world.”

Unholy Land, Lavie Tidhar

Commentaires

shaya a dit…
Ca a l'air intéressant en tout cas, un roman sur la Palestine, ça ne court pas les rues !
Gromovar a dit…
Oui mais la Palestine de Tirosh ;)