"Carter and Lovecraft" est une lovecrafterie de Jonathan 'Johannes Cabal' Howard. Je l'ai ouvert avec grande méfiance, comme à chaque fois que je commence ce genre de texte.
Pourquoi tenter le coup alors si je suis si touchy pour tout ce qui concerne HPL ? Ici, clairement, c'est le blurb de Laird Barron qui m'a convaincu. J'ai confiance en Laird, je crois son blurb : “Layer by layer, Howard deconstructs the Lovecraftian universe. His detective protagonist is plunged into the heart of a bloody mystery where every step forward brings him closer to doom, and where every revelation peels away the familiar, the known, and finally, all that is rational. Carter and Lovecraft is a sleek, addicting horror novel that gleefully inverts and contradicts Mythos tropes.”
Assez tergiversé, let's go !
Dan Carter est un flic new-yorkais. Après plusieurs mois de traque, lui et son coéquipier Charlie Hammond vont enfin arrêter le Child-Catcher, un triste sire qui enlève des enfants, les mutile, puis les tue. Après des mois sans erreur, Martin Suydam, le tueur, commet enfin une erreur permettant de le localiser à Red Hook. Les deux détectives se rendent à l'adresse du suspect et pénètrent sans attendre. Quand Hammond arrive à l'étage – Carter sur ses talons –, Suydam a une arme à la main. Plus rapide, Hammond tire et l'abat. Pendant que le suspect agonise sous la surveillance d'Hammond, Carter retrouve le dernier garçon enlevé et appelle les secours. Lorsqu'il revient dans la salle principale, face au blessé en train de mourir et à son « mur de psychopathe » au sens incompréhensible, il assiste, impuissant, au suicide d'Hammond qui se tire une balle dans la bouche.
Succès mais malheur. Le suicide, sous-médiatisé, est mis sur le compte d'un état dépressif, et Carter finit par démissionner pour changer d'air. Il ouvre alors une petite agence de détective privé qui ne traite que d'affaires de second rang. Ça n'est pas faire injure à Carter que de dire que ce n'est pas la grande forme.
C'est alors qu'un avocat lui rend visite pour lui annoncer qu'il vient d'hériter d'une maison à Providence.
Bizarreries : il ne connaît pas son bienfaiteur – un certain Alfred Hill –, et le cabinet qui l'a contacté semble bien trop gros pour ce genre de petite affaire successorale.
Poussé par la curiosité, Carte se rend à Providence. Il découvre alors que sa « propriété » est en fait un magasin de livres anciens, qu'il est tenu par une jeune afro-américaine sympathique et déterminée, que la jeune femme est la nièce de l'ancien propriétaire – légalement décédé mais de fait disparu depuis sept ans –, et qu'elle s'appelle Emily Lovecraft, dernière de la lignée de l'auteur bien connu.
Quand une mort étrange – au moins autant que le suicide imprévisible d'Hammond – survient sur le campus et que Carter reçoit un appel téléphonique du mort, une fois encore un inconnu et de surcroît passé une minute après sa fin tragique, il devient évident que quelqu'un veut que Carter agisse à Providence. Mais qui ? Pour quoi faire ? Et pourquoi lui ?
Une chose est sûre, Emily sera impliquée, et elle et Carter vont devoir faire équipe pour contrer une menace qui pèse sur la réalité entière. Pour eux ce sera comme une « reconstitution de ligue dissoute » ; comprenne qui pourra.
Carter and Lovecraft est un vrai petit plaisir de lecture. Il réussit l'exploit imho de pouvoir être lu indifféremment par les aficionados, les simples rôlistes, les novices en lovecrafterie, voire les amateurs de polar (hormis la fin qui leur sera peut-être dure à digérer).
Howard - encore un nom célèbre – modernise le récit lovecraftien. Il le décale en plaçant en son centre non pas un érudit déconnecté mais un flic de terrain bien obligé d'admettre qu'ici les explications rationnelles ne suffiront pas – un homme d'action confronté à étrange partie. Il met donc en scène un béotien qui mettra à l'aise les lecteurs non habitués du mythe car tout lui est expliqué. Howard le fait sur le ton cultivé et ironique de celui qui maîtrise suffisamment un sujet qu'il aime pour pouvoir glisser quantité de références qui parleront aux aficionados, et expliquer sans jamais être lourd tout en se moquant doucement de ses lecteurs fans (sans oublier les rôlistes) ou même de ses personnages.
Ainsi lorsque Carter voit pour la première fois de sa vie des livres de Lovecraft dans la librairie, il pense : « Another shelf carried fiction, but it was all fiction involving mythology, folklore, the occult. He didn’t recognize any of the writers—Arthur Machen, Lord Dunsany, H. P. Lovecraft, M. R. James, Frank Belknap Long—but the titles were as lurid as the academic books had been dry. He flicked through a volume of the Dunsany, nearly gagged on the violet prose, and put it back. No, there was nothing to read there, either. Finally, and feeling a cliché for doing it, he went down into the store and picked a novel from the shelf of detective stories. »
De même, il exprime la complainte d'une Emily harcelée par les fans qui viennent lui demander des détails croustillants ou se faire signer des éditions originales. Et il l'a fait s'amuser de sa couleur de peau, peu compatible avec les préjugés raciaux de Lovecraft. Mais il le fait avec la sagesse et la calme d'une Emily bien dans sa vie : « “Actually, this”—she pinched the skin on the back of her hand—“would have killed him, too. H. P. L. was all about racial purity. If he only knew one of his descendants had fallen in love with a black girl. Truly, I would give serious money to see how he would’ve reacted. ‘Why, what’s all this spinning noise coming out of this coffin? Hi, Great-Great-Uncah Howard, I’m Emily. We’re family. Yay!’ ‘Ohmagawd! A mulatto! A mongrel! My precious genes! Nooooo!’” She had a sip of coffee while her malevolent giggles abated. »
Bien sûr, "Carter and Lovecraft", ce n'est pas que des personnages plutôt sympathiques. Il y a aussi un bad guy, qu'on qualifiera de givré, qui pense avoir fait une grande découverte sur la nature intime de la réalité et pouvoir l'utiliser à son profit – un genre de surdoué intellectuel à l'intelligence relationnelle limitée. Et encore, un flic local débordé par tout ça, un politicien plus ambitieux que brillant, et une « famille » où les femmes dominent des hommes qui ne valent guère mieux que des animaux domestiques.
Ce beau monde participe à une aventure palpitante, rythmée, mystérieuse, où les risques sont grands et les enjeux immenses. Une aventure aussi pleine de rebondissements (avec des moments clairement rôlistes) que de faux-semblants. Qu'est ce que ce Twist qui semble au cœur de tout ? Quel est son usage ? Et surtout qui manipule qui ? Et pourquoi ?
On ne le saura qu'à la toute fin, après un twist – aha ! – absolument époustouflant (d'où l'existence d'une suite même si le roman peut parfaitement se lire en one-shot) qui obligera même le lecteur à s'interroger sur la nature de la réalité dans laquelle il vit.
Juste, très moderne, cynique parfois, truffé de références à Lovecraft mais aussi à la culture cinématographique ou à la pop culture (jusqu'au Scooby Gang), mené par des héros qui, longtemps, ne se prennent pas vraiment au sérieux (comment faire autrement quand on est une personne normale dans une situation qui ne l'est pas ?), "Carter and Lovecraft" est l’œuvre pétillante d'un homme qui s'installe dans la continuation et ne lorgne jamais vers la révérence.
Et quel bon passage à méditer sur le racisme : « “Nice guy,” said Carter. “Meh.” Blanco shrugged. “He gets a pass because it was a different time, different world. There’s so much stuff like that in the records. People talked like that then, that’s history. It’s people who talk like that now—no pass for them.” ».
Carter and Lovecraft, Jonathan Howard
PS : Je lirai la suite.
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