"
Thin Air" est le nouveau roman SF-cyber de Richard
‘Altered Carbon’ Morgan.
Mars, dans deux ou trois siècles au moins.
La planète a été colonisée. Une terraformation s’étant avérée impossible, les Martiens vivent désormais sous une sorte d’immense dôme énergétique qui permet de maintenir une atmosphère et des températures respirables à défaut d’être très confortables. Le « dôme » se situe dans
Valles Marineris, et un autre « dôme », chinois celui-là, est installé dans
Hellas Planitia, à des milliers de kilomètres du premier. Entre les deux, une ambiance de guerre froide, sans oublier des tentatives ponctuelles d’infiltration des triades à Valles Marineris.
Sur Mars, côte Marineris
(on n’ira jamais de l’autre côté), vivent des millions de personnes sous l’autorité d’un gouverneur, le très corrompu Boyd Mulholland. Le maintien de l’ordre
(ou ce qui en tient lieu) est assuré par une police corrompue de la base au sommet. Crimes et trafics pullulent. Les morts sont violentes et rapides.
Les citoyens ordinaires vivent comme ils peuvent dans un monde hostile et des conditions politico-économiques qu’on qualifiera de complexes. De ces citoyens ordinaires on peut dire plusieurs choses.
D’abord ils sont constitués d’un mix improbable de natifs de Mars, de qualpros – peu ou prou des expatriés qualifiés qui font leur temps –, d’indenturés qui sont arrivés sur Mars pour y poursuivre l’espoir d’un nouveau départ et remboursent leur voyage dans un état de semi-servage sans la moindre chance de retour.
Ensuite, la population se divise aussi entre les urbains de la capitale, Bradbury, et les bien plus rustiques habitants des Uplands : la grande ville et la frontière
(comme on disait au Far West). La frontière est le lieu d’une violence plus brutale et moins codifiée que celle de la ville. Elle est patrouillée par les Marshals, la seule force qui jouisse d’une réputation de probité.
Les revenus importants
(et bien mal répartis) de Mars proviennent de l’exportation de Marstech, technologies martiennes qui ont sur Terre un peu le statut magique de l’homéopathie hic et nunc et s’y vendent donc bien et cher.
Même si le gouverneur martien détient de grands pouvoirs locaux
(et s’assure indûment un train de vie de nabab), il a néanmoins des comptes à rendre à la COLIN
(l’administration qui gère la colonisation et s’assure surtout que le retour sur investissement attendu par les fonds privés qui l’ont rendue possible soit à la hauteur des attentes des investisseurs).
Contrairement à l’Ouest américain, Mars – par la masse considérables des investissements qu’elle a nécessité – est une capitalist venture dans laquelle on ne plaisante pas avec les comptes
(rien d’étonnant à ce qu’Hayek ou Gingrich y soient des toponymes). Et voilà que, catastrophe, une énorme équipe d’audit arrive sur Mars pour mettre son nez dans des comptes et des pratiques qu’on imagine sans peine nauséabonds.
Cette fois, contrairement à la tentative avortée, antérieure d’une quinzaine d’années, qui avait conduit à l’élimination physique des lanceurs d’alerte et de leurs alliés, rien ne semble pouvoir arrêter l’énorme machine administrative et comptable envoyée par les conglomérats terriens. D’autant que la terrifiante flotte spatiale semble peu ou prou soutenir la procédure civile.
C’est dans ce merdier sans nom, entre institutions locales faillies, inspecteurs extraplanétaires, mafieux, et indépendantistes martiens, que se trouve plongé Hakan Veil, celui qui raconte l’histoire à la première personne. En plein milieu du merdier car, rapidement, on lui confie la mission de protéger l’une des auditrices de la délégation COLIN, Madison Madekwe. Mission doublement étrange car : pourquoi faire appel à un contractant extérieur de piètre réputation locale ? et surtout, pourquoi Madekwe focalise-t-elle son travail sur la recherche d'un nobody disparu après avoir gagné à cette Loterie martienne qui offre un billet vers la Terre par an à l’heureux gagnant. Il y a clairement embrouille, mais laquelle ? Au début, mystère.
Hakan Veil est un personnage très intéressant, d’autant que son histoire
(proprement tragique) se dévoile progressivement au lecteur par le biais de nombreux flashbacks. Fœtus modifié par une technologie de type
Crispr avec l’aval d’une mère très pauvre dont le seul choix était la vente préemptive de son fils à naitre ou la prostitution, Veil fut longtemps la propriété de la société Blond Vasuitis, une firme spécialisée dans la mise à disposition de super-soldats, des hommes biologiquement et cybernétiquement augmentés réservés aux situations extrêmes et traités entre deux comme moins que du bétail car placés en hibernation, parfois très longue, avant d’être réveillés pour des missions aussi dangereuses que définitives.
Veil a combattu sans haine et sans pitié dans quantité d’opérations pour le compte de ses maîtres avant d’être mis « à la réforme » et encalminé sur Mars sans espoir de retour sur Terre
(précisons que le trajet Terre/Mars est long et très coûteux). Depuis, il survit comme il peut en assurant des missions de protection qui suffisent tout juste à payer les quatre mois d’hibernation annuelle que son métabolisme accéléré lui impose. Il ne reste pas grand chose du super mercenaire si ce n’est une éthique inébranlable.
On retrouve donc ici une autre déclinaison de l’approche Variant 13 que Morgan déploya dans
Black Man. Mais si Veil a gardé l’essentiel de ses capacités physiques et cybernétiques
(avec notamment une IA tactique interne d'une grande efficacité), son statut d’outil abandonné et la suppression de quelques-unes de ses potentialités le rapprochent du sort tragique du héros du
Dernier de son espèce de Eschbach. On peut penser aussi au rôle de Sean Connery dans
Outland.
Autour de Veil gravitent Ariana, une danseuse exotique, martienne jusqu’au bout des ongles
(on le verra), le capitaine Nikki Chakana, aussi corrompue que le reste et qui, de surcroît, ne l’aime guère, The Goat, un hacker cyborg brillant qui l’aidera à plusieurs reprises, quelques autres encore, plus des « employeurs » ponctuels parmi lesquels des membres des triades. Toutes ces vies, plus celles des millions de Martiens de toutes obédiences, seront bouleversées par les événement mis en branle par et autour de l’audit.
Avec "
Thin Air", Morgan signe un retour gagnant dans le thriller cyberpunk qu’il avait abandonné un temps pour se consacrer à la fantasy. Intrigue complexe, personnages secondaires utiles et construits, ambiance aussi « noir » en ville que western dans les Uplands, héros rendu attachant par une éthique de loyauté absolue qui excuse même le caractère impitoyable de ses pratiques et le body count impressionnant qu’il laisse dans son sillage.
Et que de punchlines brillantes, pleines d'une tragique ironie imagée !
Même le fond politique, s’il n’est pas le cœur du roman, ne laisse pas à désirer et dépeint avec justesse le fonctionnement d’une ploutocratie inégalitaire jusqu’à l’esclavage légal et les développements sans doute inévitables qu’entraîneront les manipulations génétiques à venir et la concentration extrême du capital qu’impliqueraient les investissements massifs nécessaires à une colonisation planétaire.
Les combats, nombreux et très graphiques, et l’armement mis en œuvre, rappellent
Black Man ou
Altered Carbon. Ils peuvent sembler excessifs mais c’est la loi du genre, et le tout est justifié scénaristiquement par l’énormité de l’opposition à laquelle Veil se trouve confronté. On regrettera simplement les scènes de sexe clairement superflues qui sont une concession gratuite à la tradition du héros macho
(même si le sexe en question est consenti et/ou demandé par des femmes qui sont largement aussi badass que lui).
"
Thin Air" est donc une lecture aussi captivante qu’excitante qui ne pourra que ravir les lecteurs fans de Richard Morgan ou de cyber/noir en général.
Thin Air, Richard Morgan
L'avis d'Apophis
Commentaires
Tout ceci pour dire que j'hésite à lire celui-ci.
Sinon, ya une vraie ambiance entre Serpico et western à la Train sifflera trois fois. Violent et graphique c'est vrai mais j'ai vraiment aimé.
Et un bon petit paquet de phrases franchement bien tournées.
Pour les "fuck", j'ai un souvenir peu engageant de "Black Man", qui à mon avis aurait pu être réduit d'un tiers en supprimant toutes les occurrences de "fuck" dans le texte.
Au moins si cela sert à une traduction rapide de ce roman...