Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

Nous avons toujours vécu au château - Shirley Jackson


Quel étrange petit roman que "Nous avons toujours vécu au château".
Ce dernier roman de Shirley Jackson, publié en 1962, ressemble à ces casse-têtes dans lesquels il faut réussir à faire progresser une bille jusqu'à la sortie d'un labyrinthe complexe. Aussi captivant, dérangeant, stressant, aussi frustrant aussi.

"Nous avons toujours vécu au château" est raconté par Mary Katherine 'Merricat' Blackwood. Une jeune fille de dix-huit ans qui s'exprime comme une enfant, une misanthrope affirmée dès la première page. A la décharge de la jeune fille, on notera que sa vie jusque là fut tout sauf conventionnelle. Qu'on en juge !

Merricat vit dans le « château » Blackwood, une grande maison patricienne construite non loin d'un village de « ploucs » dans le Vermont. Au village, on n'aime ni sa famille, ni sa personne, et on le lui fait sentir dès que possible. Les « châtelains », de leur côté, méprisent le village et tirent fierté de la distinction qui les en sépare. Près d'eux seules quelques familles amies, du même milieu social.

Dans le « château », vivent avec Merricat sa grande sœur Constance et son oncle invalide Julian. Les trois sont les seuls survivants d'une tragédie : six ans auparavant le reste de la famille fut empoisonné à l'arsenic et Constance fut accusée des meurtres avant d'être acquittée faute de preuves.
Constance est une ménagère obsessionnelle, réfugiée dans sa maison comme une bête blessée dans son antre, Julian – à demi gâteux – est obsédé par le souvenir des événements et la rédaction d'un livre qui les relaterait, quant à Merricat...
La jeune femme vit dans un monde qu'on placera entre le gothique et le réalisme magique. S'exprimant dans un langage simple, litanique, obsessionnel, et violent à la fois, Merricat décrit son quotidien réglé comme du papier musique, les charmes qu'elle installe tout autour de la maison pour garder le monde à l'extérieur, les fétiches magiques qu'elle s'invente, qu'elle se crée, son rêve d'aller dans la Lune sur le dos d'un cheval ailé. Elle fait montre d'égocentrisme, de cruauté, d'accès de mégalomanie inquiétants, comme une enfant piégée dans le corps d'une femme de dix-huit ans.

Au sein du château, s’immisçant entre les trois Blackwood, les rares visiteurs sont vus comme des intrus qui violent l'intimité domestique. On les effraie avec plaisir, on les met volontiers mal à l'aise, on les fait fuir lorsqu'il deviennent – objectivement – menaçants.
Il faut protéger le « château », protéger le moignon de famille, quitte à prendre des mesures drastiques et lourdes de conséquences.

Dans le couple constitué par Constance et Merri, un couple dominée/dominante qui passe son  temps à se dire réciproquement son amour, tout autre est un intrus – mis à part le malheureux Julian, si impotent qu'il ne compte pas. L'important c'est le couple – envisagé comme une entité double (Raison/passion, Lumières/magie) –, l'important c'est de le protéger et de réaliser sa liberté sans contrainte humaine en se soumettant seulement aux lois de la nature.
Pour cela, on commence par se tenir le plus possible à l'écart du monde. Puis, après l'isolement volontaire, et les « charmes » protecteurs qui disent « Keep out ! », l'étape ultime est la disparition visuelle. Hidden in plain sight, les filles sont enfin libres dans l'espèce d'étrange liberté sans humanité que vise Merricat et dans laquelle elle réussit à entraîner sa sœur.
Les jeunes femmes, jamais vues mais toujours sues, deviendront progressivement les légendes urbaines ou les croquemitaines des environs, divinités inquiétantes dont on cherche la proximité pour se prouver son courage et auxquelles on apporte des offrandes pour expier et conjurer le sort. Si vous vous demandiez comment naissaient ces vieilles femmes crépusculaires des romans d'horreur qui effraient tout le voisinage, vous trouverez un mode d'emploi ici.

Toujours étrange, toujours inquiétant, "Nous avons toujours vécu au château" dérange tout du long son lecteur. Car on ne sait jamais vraiment ce qui s'est passé ni pourquoi, car on se demande sans cesse ce qui va arriver, car on ne sait même pas si fantastique et surnaturel sont ou non de la partie, car on se méfie – avec Merricat et du fait de sa présentation des faits – de tout autre humain évoluant dans l'orbite du château. Le lecteur se trouve dans la position de Julian, désorienté, ne sachant pas vraiment, déstabilisé par l'incertitude. De ce fait, le texte est fascinant.

Et en même temps, je ne peux nier une certaine frustration. Roman de la fermeture et de l'enfermement, il m'a semblé manquer d'un climax – comme une plaie qui gratterait et qu'on ne pourrait pas atteindre. Mais ce texte, émotionnellement autobiographique, est, quoi qu'il en soit, à lire tant il est intelligemment écrit.

Nous avons toujours vécu au château, Shirley Jackson

Commentaires

Lune a dit…
Merci pour cette chronique, ça me donne bien envie !
Gromovar a dit…
Tant mieux. D'autant qu'il est dispo en poche et en numérique.