En 2018 coïncident le 200ème anniversaire du
Frankenstein de Mary Shelley et le 100ème anniversaire de la fin de la Grande Guerre. C'est l'année qu'a choisi Johan Heliot pour proposer aux lecteurs un "
Frankenstein 1918" délicieusement uchronique qui réactive simultanément les deux mémoires.
Le Frankenstein original était un roman épistolaire. "
Frankenstein 1918" ne l'est pas mais il est aussi construit en enchâssement. Il est présenté comme la mise à disposition du public – par celle qui les détient, à savoir Astrid Laroche-Voisin, la fille unique de l'auteur historien Edmond Laroche-Voisin – d'un récit constitué d'une série de documents compilés et/ou rédigés par son père. Et quelle incroyable histoire est racontée dans ces pages, si extraordinaire qu'Astrid elle-même ne sait pas quel accueil le public lui réservera.
Nous lirons donc ici trois récits enchâssés pointant sur trois périodes différentes. Celui d'Edmond, le dernier, décrivant la succession de hasards heureux, de recherches patientes, et d'énormes prises de risque qui le conduisirent jusque dans les ruines de Londres pour savoir la vérité sur l'un des secrets les mieux gardés de la Grande Guerre
(ici, Guerre Terminale). Celui de Winston Churchill, expliquant au fil de l'eau les raisons qui le conduisirent à tenter, sur les traces et grâce aux notes de Victor von Frankenstein, une expérience de réanimation artificielle des morts, ainsi que les oppositions politiques que son projet suscita et qui finirent par condamner l'opération à l'arrêt et son instigateur à l'oubli. Celui, enfin, écrit après, du premier des réanimés viables – Victor – qui combattit secrètement pour l’Angleterre avant de prendre sa liberté quand celle-ci les trahit, lui et les siens.
Avec "
Frankenstein 1918", Heliot s'est offert un vrai plaisir uchronique qui ne manque pas d'un sens symbolique.
Uchronie d'abord. La Grande Guerre ne s'est pas terminée en 1918. Elle ne se termine, sur une victoire de l’Allemagne
(ici la Prusse) avec occupation de la France entre autres, qu'en 1933. Et ce n'est qu'en 1958, après le « Printemps sanglant », une insurrection épaulée par les troupes libres du colonel De Gaulle, que la France recouvrera enfin sa liberté. Pendant ce temps, les USA, lointains, ne sont jamais intervenus, la Russie a connu les bouleversements qu'on sait, et l'Angleterre, hélas, pauvre Angleterre !
Après la perte d'Anvers, face à la supériorité militaire allemande des débuts de la guerre et dans l'optique humaniste de préserver la vie des soldats, Churchill obtint, dès 1914 et en échange d'une quasi disparition de la scène publique, le droit de mener une série d'expériences visant à créer une armée de super soldats réanimés destinés à faire basculer l'équilibre des forces. Après des mois d'échec, le projet secret aboutit enfin et les super soldats existèrent. Mais en dépit d'un succès certain au feu, et alors que les non-nés – toujours inconnus du grand public – terrifiaient les troupes allemandes, les considérations morales et politiques en Angleterre obligèrent Churchill à dissoudre le projet auquel il avait sacrifié son avenir politique. La vision mécaniste de HG Wells l'emportaient sur les rêves d'immortalité de Victor Frankenstein, et l'arme mécanisée, nonobstant ses limites et sa piètre efficacité initiales, reçut la pleine bénédiction des autorités politiques britanniques.
Pour ce qui est du décor, dans un mix étonnant et pas si mal pensé de WWI et de WWII, on voit dans le roman une France occupée après un siège de la capitale digne de la guerre de 1870
(avec même une zone occupée au nord et une libre au sud, puis un envahissement de la zone libre), des collaborateurs organisés qui travaillent avec la Gestapo dont le siège est rue Lauriston, une Résistance active avec passeurs et courriers en contact constant avec un De Gaulle exilé en Afrique du Nord.
Et au-delà des grandes dates historiques, Heliot s'amuse à modifier des destins individuels. On croise un Hemingway qui ressemble à son original sans être vraiment lui ou un Göring qui prend la tête du Reich et développe une technique de bombardement de haute altitude à l'aide de ballons dirigeables
(ironique pour l'homme qui dirigea la tactique des bombardements en piqué réalisés par les Stuka – dont c'est précisément le sens du nom). D'autres encore, jusqu'à un Jean-Paul Sartre préfaçant les mémoires de De Gaulle ou un insignifiant caporal de l'armée allemande, peintre amateur et moustachu, massacré par les non-nés au cours d'une attaque.
Et surtout il y a la famille Curie. C'est lors d'une tournée de
petites Curie que Victor rencontre Irène Joliot-Curie. C'est une radiographie du crane qui rend à Victor l'intelligence que la mort lui avait ôtée. Ce sont les Curie encore qui gardent les derniers vestiges de l'expérience – la Folie – de Winston. C'est pour tenir sa parole, donnée à Marie Curie, de ne jamais tuer que Victor choisit de s'exiler loin du regard des hommes.
Symboliquement aussi, le roman n'est pas dépourvu d'intérêt.
Ces non-nés qu'on crée pour les envoyer tuer au front sont une image miroir de ces civils par millions qu'on changeait en soldats corvéables et sacrifiables à merci.
L'endoctrinement scientifique infligé aux non-nés pour en faire des tueurs sans pitié ni raison rappelle celui que subirent troupes et nations entières sous l'effet de la propagande nationaliste.
Le Victor moderne, comme son illustre prédécesseur, recherche son créateur – son père abandonnique – pour se venger de lui.
La volonté de savoir de Victor, son aspiration au bien – encouragée par Marie Curie – font écho à celles de la créature de Mary Shelley. Son exil et sa dissimulation sont aussi très semblables.
Même l'exaltation que ressentent
(un peu) Churchill et
(beaucoup) Edmond face à la possibilité d'un monde d'où la mort serait bannie évoque celle qui habite, jusqu'à la folie sacrilège, Victor von Frankenstein.
Et si l'histoire originale mettait en garde contre les méfaits d'une science hors de contrôle, que dire alors de ce que la WWI nous a appris en ce domaine, entre mitrailleuses, gaz de combats, et bombardements d'écrasement.
Enfin,
et ça je ne sais pas si c'est volontaire de la part de l'auteur, le Churchill chef de guerre secret du roman n'est pas sans lien avec celui qu'il fut vraiment pendant la WWII, comme le raconte Giles Milton dans le très récent
Les saboteurs de l'ombre.
Seuls regrets à la lecture : quelques facilités scénaristiques
(l'apprentissage éclair de la conduite ou l'effet miraculeux d'une radio du crane) et un final sur les cotes anglaises un peu rushé.
Ceci mis à part, c'est un grand plaisir de lecture, avec un monstre émouvant, un Churchill cabotinant comme au théâtre, des pointes d'humour, une vraie dynamique, une replongée salutaire dans l’œuvre maîtresse de Mary Shelley, et deux/trois transpositions bien vues.
Frankenstein 1918, Mary Shelley
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