The Butcher of the Forest - Premee Mohamed

Il y a des années de ça, quelqu'un disait dans une interview : « Les Blancs nous emmerdent avec leurs problèmes » . C'était Jean-Paul Goude ou Jean-Baptiste Mondino – je ne sais plus lequel – et il parlait, si mes souvenirs sont bons, des clips de Talking Heads ou de Laurie Anderson. Tu vois, lecteur, que je source avec grande qualité cette brève chronique. Que celle de ces deux personnes qui s'est vraiment exprimé sache que, dorénavant, c’est à peu près tout le monde qui nous emmerde avec ses problèmes. Démarrer ainsi la chronique de The Butcher of the Forest , novella fantastique de Premee Mohamed, te permet de subodorer, sagace lecteur, que je ne l'ai pas vraiment appréciée. Détaillons un peu plus. Temps et lieu indéterminé. Espace-temps des contes. Veris est une femme d'une quarantaine d'années qui vit dans un petit village, au cœur d'une région conquise par un tyran (oui, c'est son seul nom dans le texte) après une guerre et des massacres innommabl...

Destin boiteux - Arkadi et Boris Strougatski


Que faire ? se demandait Lénine dans son traité de 1901. On sait la réponse qu'il apporta à cette question.
C'est un peu la même question que posent, presque un siècle plus tard, les frères Strougatski dans le roman-chimère "Destin boiteux".

Roman-chimère, pourquoi ? "Destin boiteux" est constitué de deux fils narratifs entrecroisés. Le premier est centré sur l'écrivain soviétique Félix Sorokine, le second sur l'écrivain imaginaire Viktor Banev. Lien entre les deux : Banev est la création de Sorokine, son histoire n'existe que dans un manuscrit sur lequel Sorokine s'est remis à travailler. Jusque là, ça s'est déjà vu. Mais roman-chimère car le fil Banev fut d'abord un roman indépendant écrit en 1968 et publié à l'Ouest sous le titre Les vilains cygnes. Et ce n'est qu'en 1991 que parut "Destin boiteux", la version « complétée » ou « annotée » de l'histoire de Banev, augmentée qu'elle est par celle de son créateur Sorokine.
"Destin boiteux" est donc un double récit qui donne à voir deux figures d'écrivains confrontés à deux mondes à bout.

D'un côté, Sorokine. Ecrivain soviétique vieillissant, divorcée, père d'une fille, reconnu par ses pairs, membre de l'Union des écrivains, Sorokine ne travaille plus guère. Celui qui, jeune, fut l'auteur du recueil SF des Contes modernes, s'est depuis reconverti en écrivain réaliste et patriotique, et c'est avec Camarades officiers qu'il a connu la notoriété. Devenu un maître de la procrastination, Felix doit aujourd'hui terminer un scénario et également apporter, comme tous ses collègues de l'Union, des textes écrits par lui à un mystérieux Institut de recherches linguistiques qui veut les utiliser pour calibrer une machine à évaluer la littérature. Mais voilà qu'il revient sur un manuscrit inachevé. Voilà que de son monde à l'agonie il décrit un monde qui meurt pour renaître.

De l'autre, Banev. Ecrivain alcoolique, inconstant, et luxurieux, disgracié en exil intérieur au sein d'une république qu'on dira au minimum autoritaire, Banev découvre un mouvement de « malades génétiques », les « lépreux », qui séduit la jeunesse avec un projet de dépassement radical de « l'ancien monde ». Il assistera à la destruction du monde ancien, remplacé par un avenir qu'on promet radieux mais qu'il reste à faire advenir.

Publié en 1989, peu avant la fin de l'URSS, "Destin boiteux" est un roman crépusculaire. Mais loin d'être un texte sinistre, il est paradoxalement souvent hilarant. Utilisant les tons de la farce et du grotesque comme l'ont fait tant de leurs illustres prédécesseurs, les Strougatski livrent un roman de la fin et du chaos, un roman de l’acceptation résignée et de la peur de la suite – on sait ce qu'on perd, on ne sait pas ce qu'on gagne.
On y boit beaucoup, on y mange autant, on essaie d'y baiser, on s'y insulte, on s'y bat. Tout est excessif dans la manière dont est vécue cette fin d'empire, une fin aussi outrée que l'était son commencement raconté par Boulgakov dans La fuite.

Mais sur le fond, c'est tragique.

Chez Sorokine, la neige n'est plus balayée, les citoyens sont indifférents les uns aux autres, l'ambiance est aux coteries, aux privilèges, aux complots réels ou inventés, à la paranoïa, aux règles tatillonnes qui paralysent le système ; y compris parmi ces écrivains censés être l'élite intellectuelle de la nation. Et Sorokine, qui n'a plus goût à grand chose, ne peut que se réfugier dans son vieux manuscrit, dans les charmes vénéneux d'un changement et d'une révolution imaginaires. D'autant que la machine linguistique peut maintenant calculer le NCLT, ou « Nombre Crédible de Lecteurs du Texte » pour chaque texte écrit, installant ainsi l'épée de Damoclès du doute au-dessus de la tête de chaque écrivain.

Chez Banev, un système corrompu et autoritaire (cryptofasciste sans doute, troublé et conflictuel en tout cas), meurt sous les coups de boutoir d'une révolution portée par des idéologues entraînant de jeunes idéalistes. Une fois encore il est question d'améliorer la marche du monde, une fois encore c'est au nom du bien qu'on se met en marche ; mais Banev, revenu de tout et dégoûté de toutes les idéologies, n'arrive pas à croire que cette fois enfin on pourra faire l'omelette sans casser des œufs. Car si l'ancien monde est néfaste, pluvieux, noyé dans un brouillard perpétuel, rien n'est assuré concernant le prochain. Surtout si ceux qui le créent font preuve de l'assurance et de la morgue dont il fut, à leur contact, la victime involontaire.

Avec "Destin boiteux", c'est, sous l'angle de la satire, la transition qui vient que décrivaient les Strougatski. D'un monde soviétique qui s'écroule sous le propre poids de ses contradictions à une suite encore à imaginer (nous, aujourd’hui, savons ce qu'il advint). D'un monde sclérosé, comme figé pour toujours dans le culte de la Grande Guerre patriotique, à un monde tourné vers l'avenir. Un avenir à construire (ce qui est positif), mais à quel prix ? Ce n'est qu'à la fin du bal qu'on paie les musiciens.

Et quel rôle pour la littérature dans ces mondes et dans ces transitions ?
Saisir l'humeur du temps et la restituer comme tente de le faire Banev ?
Exalter, et forger, sans conviction, la légende patriotique comme l'a fait Sorokine ?
Et puis, pour qui écrit-on ?
Pour soi (comme ce jeune poète à qui écrivait Rilke) ?
Pour plaire au pouvoir et y gagner avantages et prébendes ?
Pour le public, entité inconstante et fugace ?
Pour ses lecteurs ? Mais qui sont-ils au juste ? Et a-on-envie de leur parler sous prétexte qu'ils nous ont lu ?
Faut-il seulement écrire ? En a-t-on seulement envie ? Ou n'est-ce qu'une activité, guère plus qu'une habitude qui assure le gîte, le couvert, et une certaine reconnaissance ?

Caustique et truculent, "Destin boiteux" met en scène une galerie de personnages hauts en couleurs et pose justement la question des métamorphoses politiques. Il supposait aussi un rôle à la littérature qu'on a du mal à lui envisager aujourd’hui. Autres temps, autres mœurs.

Destin boiteux, Arkadi et Boris Strougatski
Traduit et complété par Viktoriya et Patrice Lajoie

Commentaires

Baroona a dit…
J'ai dû relire trois fois le début de ton billet pour être sûr d'avoir bien saisi les imbrications. >.<
D'autant plus que l'homonymie avec Vladimir Sorokine m'a perturbé. Pur "hasard" d'ailleurs ?
Gromovar a dit…
Y a même un petit bout de texte que Banev écrit et dont je n'ai pas parlé ;)

Pour Sorokine, je ne sais pas s'il y a un rapport. Pas évident.

Bonne lecture ne tout cas si tu t'y risques.