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Ball Lightning" est le dernier roman traduit en anglais de Liu
'Three-Body Problem' Cixin. Mais, daté de 2004, il est en fait un peu antérieur à la trilogie qui l'a rendu célèbre. C'est un roman passionnant, un vrai page turner, pour peu qu'on parvienne à passer par dessus le bullshit scientifique
(semble-t-il, en tout cas) utilisé. J'y suis parvenu, car le roman a de nombreuses qualités propres.
Ball Lightning ou
Foudre en boule en français. Un phénomène inhabituel mais pas si rare
(en 1960 une étude affirmait que 5% de la population terrestre en avait été témoin – même Nicolas II dit en avoir vu, de même qu'Alester Crowley), popularisé chez nous par Tintin dans
Les sept boules de cristal. Sphère lumineuse pouvant apparaître lors d'un orage
(mais pas seulement), elle est réputée exploser ou se dissiper sans faire aucun dégât, se déplacer ou rester immobile en l'air. Elle serait même, parait-il, capable de traverser des objets matériels. D'apparition aléatoire, largement inexpliqué encore aujourd’hui en dépit de nombreuses théories concurrentes, le phénomène intrigue. Liu le prend à son compte, lui donne une explication, et en profite pour livrer un beau roman sur l'obsession scientifique et la responsabilité des chercheurs.
Chine contemporaine. Le jeune Cheng
(dont on ne connaîtra jamais le prénom) vit ses parents vaporisés sous ses yeux au contact d’une boule de foudre. C'était pour son quatorzième anniversaire, dans sa maison, devant le gâteau historié de bougies. Effroi, chagrin, solitude, la catastrophe donna un but à Cheng : étudier et comprendre la foudre en boule.
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Ball Lightning" raconte une bonne partie de la vie de Cheng, hanté par la quête obsessionnelle d'une explication au malheur qui l'a frappé, et suivant par là-même et à son corps défendant le dernier conseil de son père : « trouver un but, une passion dévorante, puis les poursuivre sa vie durant, c'est le secret d'une existence pleine et signifiante ».
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Ball Lightning" est un beau livre sur la passion et la recherche scientifique.
Au fil des 400 pages, Liu documente le fonctionnement de la recherche.
Il illustre la caractère collaboratif et collectif de la recherche, loin de l'image du savant fou dans son labo.
Il montre l'accumulation intertemporelle du savoir
(même lorsqu'il s'agit juste de fermer des portes infécondes), illustrant l'adage de Bernard de Chartres selon lequel les chercheurs sont tous « des nains juchés sur des épaules de géants ».
Il pointe les besoins contradictoires de créativité et de rigueur
(qu'on trouve en proportions différentes chez les divers personnages du roman), comme la nécessité de sortir du cadre traditionnel pour accomplir de vraies ruptures épistémologiques.
Il montre que l'argent est le nerf de la guerre
(en physique encore plus qu'ailleurs), et qu'une partie de la compétence et de l'activité des chercheurs se dissipe dans la recherche de financement.
Il pointe les aller-retours constants entre recherche fondamentale et appliquée, et entre recherche civile et militaire. Les deux paires d'aspect s'entremêlent et se croisent
(au prix parfois d'un pincement de nez chez certains chercheurs), s'entrefinancent et s'entrefécondent dans un dialogue jamais vraiment rompu.
Liu montre aussi très justement que la recherche est une poupée gigogne, chaque réponse amenant la possibilité de nouvelles questions, chaque réalisation concrète l'opportunité d'une nouvelle exploration théorique. Théorisation, expérimentation, nouvelle théorisation, nouvelle expérimentation, etc. Chaque nouvelle marche gravie n'amène le chercheur qu'au point qui lui permet d'entrevoir la marche suivante. Sans fin. C'est aussi passionnant que captivant, et fait de la quête de l’explication et des applications de la foudre en boule un page turner absolu.
D'autant que "
Ball Lightning" est porté par des personnages habités, des monomaniaques qui n’abandonnent jamais, jusqu'à mettre parfois leur vie privée entre parenthèses
(ça m'a rappelé un essai dont j'ai oublié le titre – hélas – qui racontait que les initiateurs de grandes découvertes avaient pour la plupart été obsédés par une question centrale à laquelle ils cherchèrent à répondre durant toute leur vie).
Des personnages un peu hors du monde et hors d'eux-mêmes, enfermés sur leurs rails respectifs, reliés seulement par leurs objectifs communs. Cheng, qui veut comprendre la foudre en boule pour donner sens au désastre qui l'a frappé. Lin Yun, obsédée par la volonté amorale d'inventer des armes décisives pour la guerre qui s'annonce afin de rendre un bizarre hommage à sa mère morte au combat durant la guerre sino-vietnamienne. Ding Yi, le théoricien pur qui ne veut rien tant que savoir, convaincu que la connaissance vaut tous les risques qu'on prend pour elle, et qui est prêt à les prendre tous pour explorer un phénomène inexpliqué et le mettre en équation. Et les autres, du père aimant et dépassé au rouage impuissant du complexe militaro-scientifique chinois en passant par les déçus qui auront passé une vie entière à chercher sans jamais avancer significativement.
Et puis, à la tension de la dialectique entre progression significative, changement de paradigme, impasses théoriques, et échecs d'ingénierie cuisants, s'ajoute celle de la guerre qui vient. Il est clair
(tellement, pour un lectorat chinois, que ça n'a pas à être verbalisé) qu'elle viendra, et qu'elle opposera USA et Chine dans une réalisation inéluctable du
piège de Thucydide, comme une réitération de la confrontation Pacifique américano-japonaise de la première moitié du XXème siècle
(avec la même course aux armes ultimes). D'où la pression aux résultats pour une militarisation de la foudre en boule qui justifie les financements et entretient la manie de Lin Yun – au grand désarroi du pacifique Cheng. Quand la foudre en boule sera maîtrisée, le seul à en mesurer le potentiel apocalyptique sera Ding Yi, dans une réflexion et
une inquiétude qui évoquent celle des pères de l'atome – même si Ding admet qu'il veut savoir et qu'il est prêt à risquer le pire pour y parvenir. Quand la guerre éclatera et que les folies individuelles seront allées à leur terme, la terreur Foudre en boule sera facteur de pacification, dans une actualisation déformée du
Si vis pacem para bellum. D'autant qu'une preuve de Contact se fait jour à la fin du roman.
Ce roman vraiment passionnant est-il alors sans défaut. Non. D'ici j'en vois trois.
D'abord, je l'ai déjà dit, la science invoquée ici est – jusqu'à plus ample informé – un peu surréaliste. Je ne spoilerai pas mais on est dans le même genre d'extrapolation que celle qui donna naissance aux sophons de
Three-Body Problem. Disons qu'on passe. Après tout on a parfois aimé des histoires parlant d'éther, par exemple.
Ensuite, toujours sur le plan des rapports science/récit, Liu ajoute en parallèle à son récit principal une sorte d'histoire de fantômes chinois quantique qu'on peut trouver charmante
(et qui, de fait, gêne peu) mais qui nécessite une grande suspension d'incrédulité.
Enfin, la dernière partie est surprenante, racontée par Ding à Cheng qui n'est plus témoin d’aucun événement., comme si en sortant de sa quête il sortait aussi de l’histoire
(avec ou sans H).
Donc, personnages attachants, recherche passionnante, effroi géopolitique et humain, emballés dans une science et des fantômes bullshit. J'y ai vraiment pris plaisir. Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse.
Ball Lightning, Liu Cixin
PS : Une boule de foudre a été observée et filmée par une équipe chinoise en 2012. Les mesures réalisées semblent valider l'hypothèse silicium.
L'avis de Feyd Rautha
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