Voici que refleurissent, ici et là, comme les cerisiers impériaux, les lamento récurrents sur le thème : « les critiques sérieux – ceux notamment qui se commettent dans la presse écrite – ne nous aiment pas, ils nous prennent pour des nuls, ils nous méprisent ». Là, comme dirait un ami, « on se calme et on boit frais à Saint-Tropez ».
Partons de là : les critiques sérieux nous méprisent, certains littérateurs ou universitaires aussi.
Et alors ?
Relisez Bourdieu. Par « sérieux », on veut dire légitime. Car oui, il y a en France aujourd’hui des critiques légitimes. La littérature est un champ (constitué au XIXème siècle, cf. Les règles de l’art). Comme tout champ, il est un champ de forces, un espace hiérarchisé peuplé de dominants et de dominés, selon des critères de légitimité qui s’imposent au champ après avoir été définis et imposés par les dominants (qui ensuite, de leur position dominante, socialisent sans cesse les nouveaux entrants afin de perpétuer les critères de légitimité et donc leur propre position de dominants).
Dans le champ de la littérature, aujourd’hui, les littératures de genre sont symboliquement dominées. Leurs acteurs le sont donc aussi. Ailleurs, dans l’Olympe littéraire, les dominants, ad nauseam, édictent, transmettent, et protègent les critères de la production légitime, créant les goûts et les dégoûts de bon goût dans le champ. C’est ce que font les dominants dans tous les champs, c’est en édictant et en imposant les critères de la légitimité qu’ils se produisent et se reproduisent comme légitimes – on oublie souvent que l’habitus, trop souvent galvaudé, est un système de classement bien avant d’être un système d’action.
Il n’y a aucune raison logique pour que le fonctionnement du champ littéraire soit différent.
Les littératures de genre sont donc dominées, c’est un fait d’expérience. On ne fera pas ici la généalogie de la chose, on ne cherchera pas ici pourquoi, comment, et quand les tenants d’une littérature aussi prosaïque que psychologisante ont remporté la partie ; ça n’a guère d’importance.
Ceci posé, deux options s’offrent aux acteurs dominés :
– devenir dominants dans le champ, autrement dit, par une révolution victorieuse, devenir ceux qui définissent les critères de la littérature légitime (et deviennent par là même les nouveaux arbitres des élégances).
– faire sécession ou schisme, c’est à dire quitter le champ original pour créer un champ autonome dans lequel les dominés définiront eux-mêmes les critères de la légitimité.
Chaque fois que je me trouve dans une convention (moi qui, en tant que blogueur de genre, appartiens à la fraction dominée de la littérature dominée), j’ai l’impression que l’option 2 a été choisie. J’ai l’impression que nous sommes entre nous – comme en non-mixité ;-) J’ai l’impression que nous savons, entre nous, quels sont nos critères de légitimité, et comment chacun se positionne eu égard à ces critères. J’ai l’impression que les jugements issus du champ original, et validés peu ou prou par ce champ des champs qu’est la société, ne nous importent plus.
Et puis après, régulièrement, j’entends de nouveau certains d’entre nous regretter les jugements que les dominants du champ littéraire portent sur le nôtre. Il faudrait que ceux-ci nous aiment, ou au moins nous respectent.
Ce désir m’inspire trois remarques :
– D’abord, ce n’est pas possible. Les critères de légitimité sont « incorporés », ils sont donc largement inaliénables. Qui plus est, d’un point de vue stratégique, il serait suicidaire pour les dominants du champ littéraire d’accepter une réévaluation des critères de la légitimité littéraire ; et de toute façon ils ne sont pas, si on m’a suivi, en capacité de le faire.
– Ensuite, sur le plan bassement numérique du volume et de la consommation courante, je crois que le genre a gagné. Si presque tout le monde connaît le nom d’un ou deux Prix Nobel, combien les lisent vraiment ? Et parmi ces Nobel, combien sont adaptés à l'écran et donc largement accessibles ?
– Enfin, et surtout, que nous importent les jugements dépréciatifs ? Vouloir être adoubé par ceux qui dominent, c’est accepter leur légitimité, la validité objective de leurs critères, la sûreté indiscutable de leurs goûts. C’est se comporter comme ces ouvriers qui parlaient de « gens biens » pour désigner les bourgeois. C’est s’extraire symboliquement du champ schismatique constitué et en minorer la légitimité propre à exister en tant que champ autonome pour aller quémander une reconnaissance externe qui revient à revalider la légitimité du champ d’origine et de ses critères. C’est absurde et un peu triste.
Commentaires
* ni les relais sur FB :p
Ce que je remarque surtout, c'est l'émergence d'une génération d'auteurs(-râleurs) de langue française qui confond bêta-lecteurs et travail d'éditeur, qui n'ont aucun recul sur ce qu'ils proposent et ont le manque d'humilité bien mal placé. Ils confondent ambition et prétention, et s'ils ne manquent pas de la seconde, la première leur fait cruellement défaut. Il n'y a presque rien à lire en nouvelles. Il y a des textes, oui, à la pelle, au caterpillar si on veut. Mais aucun qui n'a l'impact de "Déchiffrer la trame", "Scintillements", "L'Inversion de Polyphème", etc.
Je lis des auteurs "français" quasiment tous les jours et pour 99% d'entre eux, ils n'ont aucune idée de ce que peut être un projet littéraire, ils pondent du texte, comme la machine à spaghetti crache des spaghettis. Ils sont dans des schémas de reproduction d'une stupidité sans nom. "Veuillez recevoir le premier tome de ma trilogie de fantasy."
Je ne sais pas si la critique est méchante, paradoxalement je ne le crois pas, elle est surtout devenue poreuse. Des journalistes qui ne s'intéressaient jamais à nos genres y consacrent maintenant des papiers et dossiers. Par contre, ce dont je suis sûr c'est que la surproduction d'auteurs publiés trop tôt et qui se voient arrivés (où ? c'est la bonne question), donne une image fausse de médiocrité ambiante. Une image qui va être difficile à battre en brèche.
Chacun sa méthode pour y échapper, moi je lis du Jaworski... Et je prends mon pied.
@ PPD : 'Nuff said ;)
@ GD : Globalement d'accord. Un bémol cependant. La consommation ne modifie pas nécessairement la domination symbolique. Les Français mangent dans les fast-foods mais respectent les chefs étoilés, écoutent de la soupe mais sont convaincus que le classique c'est bien Peut-être que cet état de fait changera quand notre génération aura disparu et que nous succèdera celle qui est convaincue que rien de ce qui existait avant sa naissance ne mérite une heure de peine.
Et sur la production française, nihil novi sub sole, hélas, à de rarissimes exceptions près.
La machine à spaghetti, faudra que je trouve à le replacer ;)
Après, il y a un genre de fantasy / space opera, très populaire, un peu écrit à la hache, mais qui se vend par tombereaux qui n'aura jamais de presse. Et je crois qu'on gagne tous à s'en foutre totalement ; y compris les auteurs de ce genre de livre, qui ont le lectorat avec eux.
Grr.
C'est nous qui avons les plus gros flingues.
On peut même péter Alderande.
C'est sûr que si on est complexé, ça va jamais s'arranger. Je crois juste qu'il faut assumer. Assumer nos couvertures bariolées, nos archères à forte poitrine et nos vampires torse nu... ;-)
Nos codes et notre culture.
Entrerons-nous dans un processus d'émancipation et d'auto-détermination ? Ne le faisons-nous pas déjà ? D'une certaine façon oui mais faut-il encore se l'accepter à soi et le revendiquer pour l'affirmer comme identité propre non assujettie à un pouvoir littéraire légitimateur. Néanmoins, il paraît naturel, tout comme le montre Axel Honneth avec son travail sur le reconnaissance, de passer par autrui pour être confirmé comme un sujet réel et agissant, et être approuvé dans le rôle que l'on souhaite avoir. Reste peut-être à changer cet autrui, qu'il soit un autre public que celui des légitimateurs littéraires consacrés. Ce qui aidera à être reconnu, mais aussi permettra une émancipation par rapport à cet ancien pouvoir conservateur littéraire.
Faire connaître aux gens, oui. Je trouve Wilson souverain pour ça en SF, presque tous ses romans.
(Sinon,je vais être vulgaire : les méchants qui nous critiquent, j'en ai rien à talquer. Pour citer GD : nos codes, notre culture.)