Daryl Gregory : I’m Not Disappointed Just Mad AKA The Heaviest Couch in the Known Universe

Conseil aux nouveaux auteurs : Faites attention quand vous plaisantez en ligne. Imaginez, vous faites une blague sur l’écriture d’une histoire ridicule, quelque chose que vous n'écririez jamais ; ce n'est qu'une bonne blague jusqu’à ce qu’un éditeur en entende parler et vous demande d’écrire cette histoire. Il y a quelques années, sur un site, je disais à quel point Iain Banks était mon écrivain préféré mais que si je devais écrire un space opera, ce serait sur deux fumeurs défoncés qui manquent la guerre interstellaire parce qu’ils essaient de déplacer un canapé d’un bout à l’autre de la ville. Jonathan Strahan est alors intervenu et a dit : Je publierais ça. Ha ha ! Très drôle. Il a alors ajouté : Non, vraiment. Plus tard, on s’est croisés à une convention, et il m’a dit : Alors, cette histoire façon Iain Banks ? Et voilà, c'est fait ! Je sais, c’est une histoire absurde, mais en ces temps sombres... Sachez juste qu’elle a été écrite avec beaucoup d’amour et d’admir

Phoresis - Greg Egan - Orthogonal digest


Imaginez un monde de villages lotek installés sur la glace. Placez-y des héroïnes aux noms scandinaves et des « arbres » appelés Yggdrasils. On se croirait chez des Vikings. Mais on en est très loin.

"Phoresis" est une novella de Greg Egan, récemment publiée. Elle s'ouvre sur Tvibura, une planète glacée nantie d'une sœur jumelle, Tviburi, avec laquelle elle forme un système binaire. Sur Tvibura, la vie intelligente existe. Tviburi, en revanche, est inhabitée, pour autant qu'on puisse en juger depuis sa jumelle. Mais si la vie existe sur Tvibura, elle est chaque jour plus précaire. En effet, Tvibura est une petite planète gelée, incapable par sa seule gravité de retenir son atmosphère ou de fournir l'humus nécessaire aux plantations vivrières. Ces éléments indispensables existent seulement dans l'océan souterrain qui constitue le cœur de la planète, et ils n'arrivent à la surface que grâce aux geysers intermittents qui fracturent la glace ou par le biais des « racines » d'Yggdrasils qui les remontent du cœur liquide vers la surface.

Mais les geysers se font de plus en plus rares, et les habitants de Tvibura sont donc forcés de gratter sans relâche la glace pour mettre à jour les « racines » afin qu'elles libèrent les composés chimiques dont elles sont chargées. Indispensable mais insuffisant à terme, car les « racines » aussi se raréfient. C'est la disette, et, si rien ne change, la famine guette et, à terme, l'extinction. C'est alors que Freya, l'une des innombrables gratteuses, fait, par accident, une découverte qui la conduit à imaginer un plan démentiel pour sauver son peuple en lui donnant une chance de migrer (phorèse) vers Tviburi.

"Phoresis" est un texte caractéristique de Greg Egan. Il ressemble beaucoup, dans ses thématiques, aux romans de la trilogie Orthogonal, dont il pourrait constituer une version raccourcie et simplifiée. Voyons cela.

D'abord, Egan crée un mix d'étrangeté radicale et de simplicité pastorale qui rend le texte accessible.
Freya et ses congénères ne sont pas humains. On le comprend vite à de petits détails, même si aucune description ne sera jamais offerte ; Egan considère sans doute que leur problème est celui, universel, de la survie, et qu'il s'impose à l'identique à toutes les créatures vivantes indépendamment de leur forme.
Leur planète est une boule glacée sur un océan d'alcanes, et la biologie de ses habitants n'est pas basée sur l'oxygène.
Leur biologie reproductive est très singulière (ici je n'en dis pas plus pour ne pas spoiler).
Et pourtant, en dépit de la distance qui nous sépare d'eux, leur mode de vie, leur technologie, et l'organisation sociale qui semble être la leur, évoquent plus la Scandinavie viking qu'une lointaine planète désolée. Leur activité de production d'humus, par exemple, rappelle celle qu'imposèrent les îles d'Aran à leurs habitants, et la reproduction tardive qu'ils appliquent en période de disette est celle qui était pratiquée, dans notre passé, par le biais du mariage tardif.

Ensuite, Egan met en scène une femme (suivie d'autres, au fil des années) qui va s'aider de la science pour sauver son peuple. Il lui faut tirer l'idée initiale de l'observation, l'appuyer sur les connaissances disponibles, mesurer, expérimenter, puis parvenir à convaincre le reste de la population de la viabilité du projet salvateur. Car projet il y a, et, comme dans Orthogonal, il est à la fois délirant et grandiose. Délirant car il s'agir de faire ce qui n'a jamais été fait, qui paraît même difficile à imaginer sans rire, grandiose car il nécessitera l'effort de toute une population sur plusieurs générations. Comme dans Orthogonal, les initiateurs du projet n'en verront jamais l'aboutissement ; ce sont des bâtisseurs de cathédrales.
Science raisonnée et détermination sans faille sont indispensables au succès, il faut calculer et planifier ce qui ne pourra être tenté qu'une fois, à fortiori car la masse des ressources investies dans le projet contraint la consommation courante encore plus qu'elle ne l'était déjà (l'éternel dilemme consommation/investissement).

Enfin, Egan, par le biais de plusieurs narrations consécutives dans le temps, décrit les phases critiques de l'aventure, comme il le faisait aussi dans les trois tomes d'Orthogonal. On y voit les doutes face aux chances de réussite et aux dangers à affronter, mais aussi le courage, le sens du sacrifice, la volonté de vivre en surmontant l'adversité naturelle. Le monde n'est pas fait pour nous mais nous pouvons nous faire au monde : c'est le message mis en actes d'une des protagonistes du texte.

Et puis, nonobstant son fondement scientifique solide, le texte à quelque chose de profondément poétique. A sa lecture, on visualise les chats d'Ulthar ou Cyrano s'envolant pour la Lune, on se rappelle les fous volants sautant de la Tour Eiffel en costume-parachute, ou les constructeurs de la Tour de Babel à l'assaut du ciel une pierre après l'autre. Il est aussi profondément humain. Vouloir la survie de l'espèce même au risque de sa vie propre, repousser par ses actes la possibilité même d'une apocalypse future, voilà qui donne du sens à la vie présente si on en croit, par exemple, le Samuel Scheffler de Death and the Afterlife. En ceci, Freya et ses « sœurs » nous ressemblent alors profondément.

C'est donc un joli texte, conceptuellement original et porté par des personnages qui ne peuvent qu'attirer la sympathie. A lire en attendant qu'un jour, qui sait, soit traduit Orthogonal.

Phoresis, Greg Egan

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