William Gibson a dit un jour que l'échec du cyberpunk était de ne pas avoir imaginé le mobile. Ce n'est pas un problème dans le "
Tomorrow and Tomorrow" de Thomas Sweterlitsch qui se passe au moins autant dans une virtualité connectée sans-fil que dans le monde réel.
Futur proche. John Dominic Blaxton est un enquêteur d'assurances. Son métier consiste à arpenter l'Archive, la reconstitution virtuelle de Pittsburgh, pour documenter des dossiers de demandes d'indemnisation. Car, dix ans auparavant, la ville a été totalement détruite par une explosion nucléaire terroriste. Qui est mort, quand, comment ? C'est à ces questions que Blaxton doit répondre quotidiennement.
Et pour cela, l'Archive est le lieu ultime. Reconstitution virtuelle accessible en immersion complète ou en réalité augmentée, elle est construite par la compilation des millions de données numérisées accessibles en ligne. Des caméras publiques aux selfies privés, les flux visuels et sonores produits par la ville connectée, une fois compilés, créent de facto un double numérique de celle-ci qu'il est possible de visiter encore et encore en choisissant le lieu et le moment qu'on veut revoir.
Pour Dominic, accro à l'Archive, le roman s'ouvre sur deux absences obsédantes. Il y a Hannah Massey, dont il vient de « découvrir » le cadavre virtuel mais est incapable d'expliquer les circonstances ou le moment exact du meurtre, et il y a Theresa, sa femme, morte dans l'explosion alors qu'elle approchait du terme de sa grossesse, et qu'il ne cesse d'aller voir et revoir dans tous les moments précédant l'attaque, sans jamais réussir à en faire le deuil.
C'est alors qu'il est engagé par Waverly, un magnat de l’informatique qui veut trouver celui qui fait disparaître de l'Archive toutes les occurrences d'Albion, sa fille, morte comme tant d'autres lors de l'attentat. Commence pour Dominic une enquête pleine de mensonges et de faux-semblants qui lui coûtera beaucoup mais, paradoxalement, l'aidera aussi à avancer.
"
Tomorrow and Tomorrow" est un roman lent et obsédant qui doit au moins autant au cyberpunk qu'au noir. Sweterlitsch y décrit un monde à venir hélas trop crédible.
Connectés sans fil par le biais d'Adware cérébraux, les humains y vivent dans une réalité augmentée constante, plus proche de nous que celle de
Station : la Chute par exemple, et donc de facto plus angoissante. Spams continuels, offres commerciales idem, flux d'actualités toujours plus trash et gore, trends orduriers, télévision qui ne vaut pas mieux, « vie politique » devant plus à la téléréalité qu'au débat d'idées, l'Américain du roman baigne dans un flux hégémonique de données surimprimées, au sein duquel le bruit surpasse de très loin le signal, pour peu même qu'il y en ait un. C'est bien vu et bien fait, dans une ambiance qui rappelle par moments
Black Mirror. Au-delà, l’intrication du réel et du virtuel évoque bien sûr aussi l’œuvre de P. K. Dick.
Et puis, dans ce futur possible, il y a aussi la mode, omniprésente, les people, sans oublier le terrorisme, les contrôles de sécurité toujours plus intrusifs, les exécutions publiques conduites comme un grand-guignol par une Présidente Meecham qui pourrait être la fille de Donald Trump et de Sarah Palin.
Du noir, Sweterlitsch tire une enquête bien plus humaine dans ses tenants et aboutissants que ne l'était le cyberpunk de
Neuromancien par exemple. Pas de Muetdhiver ici, c'est de faiblesses et de perversions humaines que parle Sweterlitsch. Quant à l'enquête, c'est de contacts humains, de conversations, de confiance gagnée qu'elle se nourrit. Pas de « glace », ou si peu.
Et le héros n'en est pas vraiment un. Imparfait, faillible, à la dérive par moments, il n'avance que lentement sur le chemin de la vérité. Il est agit plus qu'il n'agit, comme un bouchon de liège capable seulement de petits mouvements locaux et incapable d’influencer le courant global qui l'emporte vers une conclusion inévitable – on sent ici l'ambiance du
Festin nu de Burroughs.
Dans ces événements où il entre largement à son corps défendant, Dominic perdra le gros de sa santé, certains perdront leur vie ou leur réputation. Et pourtant, une vérité se fera jour, un deuil sera fait, un nouveau chemin sera emprunté.
"
Tomorrow and Tomorrow" – un titre tiré de Macbeth et de son festival d'atrocités – est un roman lent, contemplatif, presque le négatif du très efficace
The Gone World et tout aussi agréable à lire pour des raisons diamétralement opposées.
Très référencé, truffé d'art, de poésie, de
French Theory même, il est l'histoire d'une vérité dissimulée qui ne se révèle qu'en allant littéralement fouiller dans le monde des morts. D'une culpabilité qui cherche le pardon. D'un double deuil contraint. D'une renaissance possible. D'une rétribution qui vient.
Imparfait en raison d'un ou deux moments où la crédibilité des situations s'amoindrit, "
Tomorrow and Tomorrow" est néanmoins d'une lecture très plaisante. L'auteur convie son lecteur à une ballade tragique dans un monde de fous superbement décrit, il lui offre d'être le témoin d'un cheminement personnel – lent mais inexorable – qui, d'horreur en horreur et de reconstruction en seconde chance, renoue les fils d'histoires brisées et répare les torts causés par des prédateurs sans foi à des victimes innocentes.
Tomorrow and Tomorrow, Thomas Sweterlitsch
Commentaires
http://www.imdb.com/title/tt6570324/
Si on en croit IMDB, le film est toujours en développement et n'est pas rentré dans sa phase de pré-production.