Il y a des romans qu'on ouvre sans savoir où on met les pieds, juste parce qu'on a confiance dans le conseilleur, et qu'on prend en pleine face au point de ne plus pouvoir les lâcher. "
L'enfant de poussière", qui sortira dans deux mois tout juste Au diable vauvert, est assurément de ceux-là.
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L'enfant de poussière", premier tome du cycle de Syffe, c'est l'histoire de quatre orphelins qui grandissent sans amour dans la pauvre ferme de la veuve Tarron. Quatre amis pauvres à qui ne manquent rien de ce qu'ils ne connaissent pas. Quatre enfants de huit ans qui partagent une vie pleine de jeux, de rires, de toutes petites joies et de modestes espérances – on sait qui on est, on sait ce qu'on est, quand on vit à « l'orphelinat Tarron » tout en bas de l'échelle féodale.
Ils s'appellent Cardou, Merle, Brindille – la seule fille –, et, enfin, Syffe à qui on n'a même pas donné de vrai prénom, qu'on nomme du nom de son peuple nomade d'origine, les Syffes :
« je crois en avoir souffert...en prenant conscience que je ne connaissais aucun chien auquel son maître n'avait pas daigné donné un meilleur nom que chien ». Le ton est donné. Car "
L'enfant de poussière" est l'autobiographie de Syffe, écrite dans un style aussi beau que souvent déchirant.
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L'enfant de poussière", c'est aussi l'histoire d'un monde. Un chapelet de principautés qu'un guerrier heureux – Bai Solstere – unifia et pacifia. Mais Bai vient de mourir sans descendance légitime, et le chapelet se désagrège, redevient confettis. Entre les roitelets, les tensions s'exacerbent, et, aux portes du royaume, un puissant voisin guette, Carme. Messagers au galop ; bruits tenaces de bottes.
Aux cotés du royaume, outre Carme l’esclavagiste, il y a des terres sauvages et mal connues, toujours plus étrangères au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre. Y vivaient ces nomades qu'on combattit jadis, qu'on trouve aujourd’hui trop proches, et dont on dit qu'ils auraient été chassés de leurs terres par une menace mortelle. Là-bas aussi, il y aurait des mages, il y aurait des monstres. On en est presque sûr, mais à Corne-Brune, on n'en a jamais vu. Même les Stryges, sortes d’énormes scolopendres recherchés pour leur chitine en dépit du danger que leur chasse représente, sont des animaux dont on entend plus souvent parler qu'on ne les voit vraiment quand on est un citadin ou un jeune enfant.
C'est encore l'histoire d'un passé qui ne passe pas, de braises mal éteintes. À Corne-Brune, chez Syffe, les vieilles familles brunoises et les nomades – Syffes et autres « teintés » – ne se mélangent que peu. Les guerres du passé ont laissé des plaies à vif. Si les nomades occupent aujourd'hui la « Cuvette » proche de la ville où ils commercent activement, ils n'en sont pas moins mal aimés de la plupart des locaux, méprisés et discriminés. D'autant qu'à l'antagonisme ethnique entre autochtones et « teintés » s'ajoute une rivalité sociale entre vieilles familles nobles de Corne-Brune et « bourgeoisie métissée » en ascension sociale. Que le seigneur-primat local, Barde le Jeune, ait un peu de sang « teinté » dans les veines ne fait qu'ajouter au mécontentement haineux de l'aristocratie, un déplaisir qui pourrait facilement tourner en guerre civile.
C'est l'histoire aussi de plusieurs amitiés et de plusieurs apprentissages. Toujours dans l'épreuve, toujours par accident, toujours comme ultime porte de secours, Syffe sera successivement pris sous l'aile de trois mentors. Un guerrier de la garde, puis un chirurgien étranger, enfin un légendaire guerrier Var.
Chacun apporte à Syffe son attention et son savoir. Parfois à la manière secrète de qui travaille dans l'ombre pour le seigneur-primat, parfois à celle de qui vient d'ailleurs et – raisonnant autrement – ouvre au relativisme, parfois avec la tendresse rude du vétéran de mille batailles. Mais jamais dans l'indifférence. Même quand Syffe ne comprend pas, même quand c'est difficile, même quand il finit par haïr son mentor tant les épreuves qui sont imposées sont rudes. Chacun le fait avancer. Chacun lui apporte savoir et confiance. Chacun l'aide à grandir, c'est à dire polit et forge la matière brute dont est fait l'enfant. Eduquer, c'est
ex ducare, ce n'est pas Rousseau, c'est au contraire aider activement à s'extraire des apories de l'enfance.
Et comme c'est d'humains qu'il s'agit, comme c'est un roman d'apprentissage aussi, "
L'enfant de poussière" est l'histoire de plusieurs trahisons, de plusieurs renoncements, de plusieurs de ces épreuves que la vie, le monde, et les autres, envoient à un enfant en cours de maturation. Découverte du dépit, de la frustration, de la violence subie, de la raison d'Etat, de l'injustice aussi – bien plus dure quand elle frappe ses proches que soi-même. Découverte de l'amour et des tourments qu'il inflige. Découverte de la camaraderie et, progressivement, par le frottement à l'autre, l'effort, l'épreuve surmontée, découverte de soi, de ses limites, de ses capacités, des obstacles à franchir pour être pleinement soi-même et devenir ce que l'on est ; l’existence précède l'essence. Mais l'existence s'accouche, elle n'advient pas naturellement.
Apprendre, comprendre, vaincre sa peur, vaincre sa colère, atteindre la « glace » qui seule permet la raison, qui seule permet l'analyse, qui seule permet la survie, être pleinement éthique, pleinement ouvert, et pleinement impitoyable à la fois, c'est ce que Syffe doit tirer par lui-même de ses années d'apprentissage Var. Une éthique forte et contraignante, de discipline, d'ouverture, de droiture, de responsabilité. Les guerriers Vars tuent sans plaisir, sans colère, sans excès, sans infliger de souffrance inutile. Ils placent la liberté au-dessus de toute autre valeur, méprisent le mépris, désignent eux-mêmes leurs chefs, leurs combats, leurs tactiques. Ils sont des hommes libres chérissant la liberté ; c'est ce que Syffe deviendra
(la fin du roman n'en est que plus cruelle).
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L'enfant de poussière" c'est enfin, car on est en fantasy fut-elle low, l'histoire d'une menace cachée, d'une origine incertaine, d'un pouvoir dissimulé et ancien qui guette et cherche à revenir. Syffe le sent dans ses rêves, le croise sous les traits d'un mystérieux pérégrin, le devine dans son origine largement inconnue. Il faudra là, pour en savoir plus, attendre hélas le tome suivant.
Tout ce qui précède, c'est le fond, les idées, l'histoire. Mais il me faut parler aussi de la forme. Car si de belles et pertinentes choses sont dites, elles le sont de très belle manière. On est happé par les mots de l'auteur et entraîné irrésistiblement dans les pas de Syffe, sur les routes, sous les remparts, dans les cachots.
Descriptions des lieux et du monde, des personnes et des objets, des sentiments et des idées surtout, la langue de Patrick K. Dewdney est superbe. On est régulièrement saisi par la force et la simplicité mêlées des phrases ciselées par l'auteur. On est souvent si époustouflé par la justesse d'une expression qu'on se demande s'il aurait été même possible de l’exprimer autrement. Qu'il décrive le malheur de la guerre, l'horreur de tuer un homme au contact, le courage et la folie d'hommes placés dans des situations extrêmes, qu'il parle de sentiments blessés, d'espérance, de joie, de l'élation des amours naissantes ou de la souffrance qu'inflige les finissantes, tout est juste dans les mots de Dewdney.
Kalos kagathos ! ce roman est beau et bon. C'est sûrement le meilleur que j'ai lu cette année.
L'enfant de poussière, Patrick K. Dewdney
Exceptionnellement j'offre une page ici. J'espère que l'auteur ne m'en tiendra pas rigueur.
ON PEUT NE PAS LIRE L'EXTRAIT POUR NE PAS SE SPOILER
Commentaires
@nonyme : C'est écrit en français. Epreuves.